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05 novembre 2018

3 - L'Audience

Quiconque prétend s’ériger en juge de la vérité et du savoir
s’expose à périr sous les éclats de rire des dieux…


   

Le sergent Seaghdh ouvre le battant droit de la porte, s’efface pour laisser entrer Bhediya, ferme derrière lui et s’immobilise barrant la sortie l’artefact en main.
Bhediya avance dans un silence à peine troublé par le chuintement des coussinets de ses pattes sur le sol, en dévisageant chaque convive. Le temps semble ralenti, les respirations se suspendent. M’entendre parler d’un loup géant haut cinq pieds au garrot est une chose. Être assis face à une masse de muscles de deux cents livres dont la tête culmine à six pieds en est une autre. Être dominé par une mâchoire capable de vous broyer le crâne ne laisse personne indifférent.
Trente-cinq secondes après son entrée Bhediya s’arrête à une toise de la table centrale devant le roi. La Bandrui est la première à expirer, elle semble d’abord perplexe, puis lorsqu’un franc sourire illumine son visage le temps reprend son cours ; même si personne n’ose parler ni murmurer, le bruissement des respirations et des changements d’appuis en est la manifestation. Bhediya me demande d’être son interprète auprès du roi Liam, de la reine Eileen et de leurs hôtes.
Avant que je n’aie pu m’exprimer, quatre serviteurs apparaissent derrière chacune des trois tables. Six sont chargés des plats constituant la desserte 1, l’un d’entre eux, voyant Bhediya, laisse tomber son plateau d’argent qui rebondit bruyamment, faisant sursauter la moitié de la tablée. Les gâteaux, les tartes et les flans répandus sur le sol sont absorbés par celui-ci. La reine Eileen se retourne et sourit au jeune serveur dont la terreur quitte les traits, remplacée par l’embarras. Il ramasse son matériel, applique la main sur un sigle magique, disparaît, puis réapparaît aussitôt porteur d’un plateau garni. Pendant qu’ils débarrassent les viandes rôties et les sauces, et disposent la desserte sur les tables, je m’adresse au roi et à la reine.
« Vos Majestés, Bhediya vous remercie de lui accorder audience. Il vous salue ainsi que l’ensemble de vos convives. Conscient du trouble que suscite sa présence, il vous demande l’autorisation de se coucher là où il se tient, espérant de ce fait apaiser les éventuelles craintes de certaines de vos hôtes. »
Le roi réfléchit, puis répond après une dizaine de secondes.
« Chandra, vous serez la voix de Bhediya et nous acceptons bien volontiers qu’il s’asseye ou se couche selon sa préférence. »
Bhediya s’assied.
« Puisque vous l’y invitez, il restera donc assis pour s’adresser à vous par mon intermédiaire. »
Le despote Niall se lève, se tourne vers moi tout en gardant un œil sur Bhediya.
« Pourquoi devrions-nous passer par votre intermédiaire pour nous adresser à un loup ? Si vraiment il ne s’agit pas d’une mystification, si vraiment il est intelligent, si vraiment il peut communiquer, si vraiment il a quelque chose à nous dire, qu’il le fasse directement avec nous ! »
Le roi semble hésiter puis m’invite d’un geste à répondre.
« Votre Seigneurie, dois-je vous rappeler que certains ne peuvent supporter le contact de son esprit sans verser dans la folie ? Pensez-vous qu’il soit raisonnable de risquer l'intégrité mentale des dirigeants de cinq nations, dont vous-même ? »
Après avoir consulté du regard l’homme à la robe de bure, il s’adresse au roi Liam.
« Majesté, l’inquisiteur Martô a déjà résisté aux malédictions de nombreuses sorcières ! »
À ces mots, les ban-draoidh Scáthach et Aífe ainsi que la reine Eileen se lèvent, aussitôt suivies par la Bandrui Maebd qui leur adresse un geste d’apaisement. Instantanément, Bhediya m’informe de son accord.
« Majesté, Votre Seigneurie, Bhediya tentera de communiquer avec le dénommé Martô, mais il tient à vous rappeler le risque que court ce dernier.
— Que le loup s’exécute ! » s’exclame le despote Niall.

   
Le despote Niall a littéralement craché son injonction. Remis de ma surprise, je transmets, dans des termes plus civilisés, son invite à Bhediya. Celui-ci tourne la tête vers l’inquisiteur Martô.
Quelques secondes plus tard, l’homme vêtu de bure se prend le crâne à deux mains, il écarquille les yeux, ouvre la bouche pour un hurlement muet. Le silence est retombé sur l’assemblée, chacun interroge les autres du regard, à la recherche d’une dénégation de l’évidence.
« Noooon ! » s’écrie le despote.
Bhediya, peiné, me demande de transmettre ses regrets.
« Bhediya est absolument désolé, il n’a fait qu’effleurer l’esprit de l’inquisiteur Martô, malheureusement ce qu’il redoutait s’est produit. »
L’inquisiteur se lève, s'écarte de la table, tombe à genoux, joint les mains.
« Oui ! Martô, priez ! Votre foi va vous sauver ! » l’exhorte son suzerain en se précipitant vers lui.
Martô est terrorisé, il se signe, puis il recule accroupi, fuit Niall en poussant des cris d’épouvante.
« Mais faites quelque chose, aidez-le ! » lance le despote se tournant vers les druidesses.
Maebd commence à se redresser, alors Scáthach se penche devant moi puis saisit le bras de la Bandrui l’empêchant de finir son mouvement.
« Vous n’y pensez pas Niall, jamais il n’accepterait qu’une “sorcière” aille souiller son âme si pure ! Voulez-vous donc qu’il soit damné ? » répond Aífe sans se lever.
Le despote est atterré. À présent, Martô le vilipende et continue à le fuir en rampant, il ne cesse de reculer que lorsqu’il se retrouve dos au mur dans l’angle nord-est de la pièce. Le roi et la reine sont inquiets. Avant de regagner sa place, Niall enjoint à son archiatre de prodiguer des soins à Martô qui bave recroquevillé sur lui-même. Tandis que le docte mire tente de l’examiner, Martô alterne vociférations et glapissements aigus, en se démenant comme un forcené. Un brouhaha a envahi la salle, les uns se préoccupent de l’état de santé de l’inquisiteur ; d’autres débattent de son courage, son inconscience, son arrogance ou sa vanité ; certains Shannonnais évoquent en catimini leur soulagement de ne pas avoir été désignés par le despote.
Quelques minutes plus tard, le sergent Seaghdh ouvre les deux battants de la porte laissant entrer six gardes – équipés d’un bard et de larges sangles – qui se dirigent vers l’homme tétanisé. Probablement, le roi constatant l’inanité des efforts du guérisseur, les a-t-il appelés à la rescousse ? Non sans difficulté, les soldats finissent par l’allonger et le garrotter sur la civière, puis ils l’évacuent, suivis de l’archiatre.
Le roi semble pensif, la reine tente de retrouver sa sérénité. Je peux lire la compassion sur les visages de la Bandrui Maebd, du duc Mael et des princesses Grüchka et Ainu Sangdragon, un sourire sardonique sur ceux des ban-draoidh Scáthach et Aífe, celui d’Ardril reste impénétrable ; quant à la Shannonnaise brune aux yeux noisette dans le verre de laquelle j’ai bu, c’est sans réelle surprise que je découvre du soulagement sur le sien.



   
Le roi Liam se lève, il toussote, le brouhaha s’estompe, un silence attentif le remplace. Il assure à la magnifique femme, assise à côté de la chaise vide :
« Nous sommes désolés de ce qui est arrivé à votre frère, baronne Martô. Nous aurions, tous, dû accorder plus de crédit aux mises en garde de Chandra. »
Lorsqu’il mit l’accent sur « tous », il dévisagea le despote qui baissa les yeux. Maintenant, c’est moi qu’il regarde.
« Chandra, nous nous adresserons donc à Bhediya exclusivement par votre intermédiaire ! Votre serviabilité me laisse pantois, car vous avez accepté de faire un très long voyage dans le dessein de vous présenter devant nous, précisément aujourd’hui. Cela afin de solliciter pour votre compagnon une audience dont vous ignorez l’objet. Il est plus que temps de satisfaire votre curiosité et la nôtre, veuillez lui demander de nous le révéler. »
Je m’empresse de transmettre cette question, la réponse m’étonne tellement que je prie Bhediya de me la confirmer. À mon tour, je me racle la gorge avant de prendre la parole :
« Votre Majesté, je ne vous cache pas ma surprise, mais Bhediya souhaite que vous nous accordiez l’hospitalité trois ou quatre de jours. Il sollicite l’autorisation de séjourner sous le Dôme-Est et d’accéder à la salle “des Incantations”. »
Le bourdonnement des exclamations de stupeur, des questionnements et hypothèses, est interrompu par le roi :
« Vous êtes nos invités pour la durée qui vous plaira. Tous nos hôtes peuvent se rendre librement sous les dômes, je ne vois donc a priori aucun inconvénient à ce que Bhediya y réside… A contrario, la liste des personnes habilitées, à pénétrer dans les salles “des Incantations” et “de l’Oracle”, comporte moins de dix noms. Pourquoi devrais-je y ajouter le sien ?
— Bhediya est passionné par l’astronomie, jamais je n’aurais imaginé qu’un loup s’intéresse à l’observation des étoiles ; quoiqu’ils scrutent le ciel, ne dit-on pas qu’ils hurlent après l’astre nocturne ? Mais vous conviendrez avec moi que sa taille, son ascendance et ses facultés en font une créature peu commune. Il souhaite étudier un phénomène exceptionnel. Cette nuit, le solstice d’été se produira et la lune atteindra son plein, coïncidence qui n’arrive que tous les trente ans environ. Mais le plus extraordinaire, c’est qu’un alignement avec la Terre de toutes les planètes de notre système commencera également ce soir  ; cette conjonction durera une lunaison, elle ne se reproduira pas avant des millénaires, affirme-t-il.
— Je comprends pourquoi Bhediya désire se rendre sous le Dôme-Est ; sur le sol, il pourra observer cette configuration sur la fresque qui reflète à tout instant l’image exacte de l’hémisphère céleste zénithal ; et lorsque l’alignement ne sera plus visible dans notre ciel, je l’invite à le contempler sur la représentation du firmament au nadir sous le Dôme-Ouest. Mais pourquoi veut-il pénétrer dans la salle “des Incantations” ?
— Bhediya vous remercie, majesté. J’ignore comment, mais il connaissait l’existence de ces fresques ; pour ma part, je les ai découvertes sous la plume de Nic Aonghusa 2. Concernant l’accès à la salle “des Incantations” : la superposition des dômes extérieurs et intérieurs perturbe l’observation directe. Mais il semble que dans la salle…
» Excusez-moi, majesté…
» Bhediya m’informe qu’il comprend votre réticence, si vous le permettez, il se rendra dans les jardins pour contempler le ciel. Il ne demande donc aucune habilitation particulière.
— Raman Chandra, c’est avec plaisir que nous vous hébergerons, tous deux, le temps nécessaire aux travaux du brillant astronome à l’apparence passablement surprenante, voire déconcertante, qui vous accompagne ! »
Des rires couvrent les derniers mots de la reine, dès qu’ils cessent le roi invite les convives à reprendre leurs agapes.



   
Alors que je me saisis d’une tartelette à la confiture d’airelles des marais, répondant ainsi à l’invite du roi, le despote se lève et s’adresse à nos hôtes : « Majestés, convions ce brillant astronome à déguster quelques friandises ! »
L’ironie est perceptible dans l’écho aux propos de la reine, celle-ci pâlit, mais déjà Niall enchaîne : « Suis-je bête ? »
Il sourit, se reprend : « Excusez le mot, suis-je stupide ! »
Il ménage un bref silence et conclut : « Il ne mange que de la viande ! »
Surjouant la consternation, il déplore : « Dommage, le rôt est terminé. »
Puis il singe une illumination et propose : « mais peut-être peut-on lui rapporter des pièces de viande ? »
Ne laissant le temps à personne de répondre, il continue : « Décidément, je ne profère que des sottises, il ne se repaît que de viande crue ! Une carcasse d’agneau serait plus appropriée ! Que dis-je ? Il préférerait une brebis vivante qu’il pourrait égorger devant nous avant de la dévorer ! »
Il a marqué de courtes pauses après chacune de ses interrogations et affirmations. Le silence de plomb qui s’est installé pendant la philippique perdure longuement. L’assemblée semble tétanisée, j’ai toujours la tartelette intacte à la main, certains frissonnent. Que répondre à cette catilinaire ?
Force nous est de reconnaître que le despote a énoncé des évidences.
La Bandrui se lève pour répliquer à Niall, tandis que le sergent Seaghdh ouvre à l’archiatre :
« Despote, attaqueriez-vous la nature ? Reprocheriez-vous à un carnivore de l’être ? Je ne vous ai vu rejeter aucune des viandes qui vous furent servies ! Reprocheriez-vous à un prédateur d’en être un ? Ne traquez-vous point vos proies de vénerie ou… »
Elle s’interrompt lorsque le mire qui arrive auprès du despote se penche pour lui chuchoter des paroles inaudibles.
« Martô a besoin de moi, je me rends à son chevet ! » s’exclame Niall qui se dirige avec hâte vers la sortie, précédé du thérapeute.
La Bandrui parcourt la tablée du regard. Comme moi, elle peut lire chez nombre de convives la crainte, l’animosité voire l’aversion, ravivées par la diatribe du despote. Elle respire profondément et plaide :
« Eileen, Liam, je déplore devoir répliquer à Niall en son absence, mais je ne peux attendre pour réfuter ses accusations, les monarques opinent de la tête, le despote a parlé d’agneaux et de brebis parce qu’il s’agit de vos cheptels, mais qu’en est-il ? Chandra vous a conté que Bhediya et sa meute vivaient à proximité de Raminia, mon cher Mael, t’a-t-on rapporté des déprédations de loup l’automne ou l’hiver dernier ?
— Non Maebd, aucune !
— Et au printemps lorsqu’ils se sont dirigés au sud jusqu’à la frontière avec Shannon ?
— Aucune ne m’a été communiquée. Mais si un de mes vassaux, présents, en a déploré qu’il se lève et le dise sans crainte !
— Puisque nul Shanyan ne se plaint, qu’en est-il des Shannonnais ? Lors de leur traversée de Shannon, en compagnie de Chandra, Bhediya et sa meute ont-ils tué du bétail ? Baronne Martô, en l’absence de votre suzerain acceptez-vous de nous informer ?
— Bandrui, je n’ai pas entendu parler d’attaques de loups. Si l’un des nôtres en a connaissance qu’il se lève et par sa foi, qu’il le révèle ; après quelques secondes elle ajoute, personnellement, la caution de Chandra me suffit. »
Je la remercie d’un sourire, la Bandrui incline la tête en signe d’assentiment et reprend son plaidoyer :
« En Shanyl, personne ne m’a signalé d’attaques, s’il y en eut qui ne me furent point communiquées qu’on le fasse maintenant. Ce silence confirme que Bhediya ne menace pas vos troupeaux. Pour se nourrir, il chasse probablement le même gibier que le nôtre : le lièvre, le daim, le chevreuil, le cerf et le sanglier. Il les égorge, a scandé Niall pour dénoncer une prétendue sauvagerie. Mais lors de l’hallali ne tranchons-nous pas la gorge de nos proies ? Pour finir, le despote nous assène que Bhediya mange cru, comme s’il s’agissait d’une abomination. Princesse Ainu, puis-je vous poser deux questions ?
— Volontiers Bandrui, lui répond l’elfe avec un sourire complice.
— Dites-nous, vous qui les connaissez bien, les Orcs mangent-ils la viande crue ?
— Non, ils la cuisent ou la fument, j’ajoute, car je pense que c’est le but de cette question, que ce sont néanmoins des monstres sanguinaires et sans pitié.
— Merci Princesse, maintenant qu’en est-il de ces merveilleuses créatures dont vous nous parliez avant l’arrivée de Chandra ?
— Les dragons sont des êtres exceptionnels, ils acceptent de nous transporter, mais ce ne sont pas des montures, ce sont nos alliés. Ils sont supérieurement intelligents, ils détiennent de grands pouvoirs, ce sont eux qui ouvrent pour nous des portails entre les mondes. Et tout comme Bhediya, ce sont des prédateurs. Ils se laissent tomber du ciel, saisissent leurs proies, les égorgent et les dévorent, parfois en vol. J’ajoute que dans les régions où le gros gibier est absent, ils s’emparent de moutons voire des vaches. Ai-je abondé dans votre sens Bandrui ?
— Oui Princesse, je vous en sais gré. J’espère que tous maintenant sont conscients qu’on ne peut reprocher sa nature à personne et qu’il n’y a pas de lien entre régimes alimentaires, intelligence et bienveillance. »
Alors que la Bandrui se rassied, un murmure approbateur se fait entendre, presque tous sont convaincus. Bhediya me charge de remercier celle qui a si bien plaidé sa cause, je m’empresse de le faire avant d’enfin savourer ma tartelette et me consacrer au plaisir de la table.

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Notes :

1) La desserte : quatrième service du banquet. C’est l’équivalent de notre dessert, on y sert divers plats sucrés. Il précède « L’issue de table ».
2) NIC AONGHUSA, Aoife. « Le Palais d’Alastyn ». Dans Ó CATHALÁIN Caoimhghín (dir.). Les treize merveilles du monde. Éditions de l’Université d’Alexandia.
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