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18 février 2019

1 - Le Conteur

En ce temps-là, dans ce monde-là.
Les hommes vénéraient des dieux qui,
depuis longtemps, ne vivaient plus auprès d’eux.

चन्द्र

Au lever du soleil, nous débarquons sur l’île d’Alastyn. Devant nous se dresse une falaise abrupte de trois cents toises de haut. Nous sommes au pied d’un inselberg dont la moitié est battue par les flots. C’est sur son plateau que se trouve notre destination : le palais d’Alastyn. L’essentiel de ce que j’en sais, je l’ai appris à la bibliothèque d’Alexandia, sous la plume d’Aoife Nic Aonghusa dans “Les treize merveilles du monde”.
Une longue marche nous attend pour rejoindre la rampe d’accès au domaine royal.
Ça fait plus d’une heure que nous gravissons cette chaussée en marbre bâtard qui a la consistance d’une route de terre, dont ses parois sont aussi escarpées que celles de l’inselberg. Je distingue parfaitement les tourelles et le portail, à une centaine de pas. La rampe s’interrompt, un ponceau d’une seule arche, cristallin et opaque, la relie à l’inselberg. Nous nous y engageons. Des gardes sortent de la tour à notre droite, se répartissent sur la largeur du pont et baissent leurs lances. Je me tourne vers mon compagnon et lui dis :
« Bientôt, les choses vont se compliquer. »
Bhediya opine. Nous nous dirigeons calmement vers eux, nous arrêtons à distance respectueuse.
« Bonjour ! » les interpellé-je.
Les cinq piquiers se rassemblent, toutes les pertuisanes s’orientent vers Bhediya ; un officier s’avance vers nous, me dévisage longuement en silence, puis de mauvaise grâce me rend mon salut.
« Bonjour… qu’est-ce qui vous amène au domaine royal ?
— Mon compagnon et moi-même souhaitons une audience. »
Mon interlocuteur éclate d’un rire forcé.
« Vous plaisantez ? Une audience royale à un loup monstrueux ! » s’esclaffe-t-il sans quitter du regard mon compagnon.
L’ironie lui sert à masquer son appréhension. Qui n’en aurait pas face à un carnassier de la même taille que soi ? Je vais tenter de le rasséréner, en faisant preuve d’urbanité.
« Excusez-moi, voudriez-vous m’indiquer votre grade afin que je ne commette point d’impair.
— Je suis le lieutenant Ilteram !
— Merci lieutenant, je conviens que mon compagnon est quelque peu déroutant, mais vous remarquerez qu’il ne manifeste aucune agressivité envers vous ou vos hommes.
— Dernièrement, des étrangers lourdement armés se sont introduits dans notre île, nos mesures de sécurité sont donc renforcées, et de toute façon un loup… géant n’a rien à faire au domaine royal !
— Lieutenant Ilteram, je vous prie de bien vouloir transmettre à Son Altesse Royale que mon partenaire et moi sollicitons l’hospitalité et une audience, au nom de Dana.
— Dana est votre nom ?
— Non ! lieutenant, mon nom est dénué d’importance pour cette requête, veuillez la faire connaître telle que je l’ai formulée.
— Ne bougez pas ! » nous ordonne-t-il en s’éloignant.
Nous ne risquons pas de broncher avec les cinq lances toujours pointées sur Bhediya. Quoique ? Je me demande s’il ne serait pas capable de les terrasser.
Arrivé à la tour, Ilteram pose la main sur un sigle étrange et reste immobile. D’après Bhediya, tout est magique au domaine royal. La pierre des bâtiments en est emplie, ces inscriptions permettent aux non-mages de l’activer, chacune correspond à un usage, mais pour en actionner une, il faut y avoir été habilité.
Quelques minutes plus tard, le lieutenant revient vers nous, l’air perplexe.
« L’hospitalité est accordée à vous deux, mais vous seul serez reçu en audience. Votre loup demeurera enfermé pendant ce temps.
— Excusez-moi, mais ce n’est pas mon loup. Nous sommes justes compagnons de voyage ! Bhediya, approuves-tu cette offre ? »
Bhediya m’ayant communiqué son accord, je le transmets au militaire qui nous prie de le suivre. Lorsque je franchis le portail, mon bagage – des sacoches cavalières – qui lévite habituellement à six pouces du sol, tombe. De cette faible hauteur, il n’y aura pas de dégâts.
« Le portail désactive toute magie étrangère, m’annonce, ravi, le lieutenant Ilteram avant d’ajouter : le sergent Seaghdh va vous escorter jusqu’au palais ! Il est protégé par un sort et détient un artefact capable de foudroyer le loup… ou vous ! »
Sur ces entrefaites, il regagne son poste de garde avec ses soldats, alors qu’un cavalier venant de l’arrière de l’autre tourelle m’interpelle.
« Bonjour, vous montez ou devons-nous prendre une voiture ? demande-t-il en désignant un cheval sellé dont il tient les rênes.
— Je monterai avec plaisir une si belle bête, dis-je en ramassant mes sacoches.
— Il faut excuser le lieutenant Ilteram ! il vient de perdre son frère… Il a été tué avec tous les membres de sa patrouille par des monstres qui accompagnaient une troupe d’envahisseurs. Vous comprenez pourquoi un étranger flanqué d’un animal monstrueux ne l’incite pas à l’amabilité », m’informe le sergent.
J’attache mes sacoches sur le pont de la selle, enfourche la monture et ajuste la longueur des étrivières.
« Je comprends, n’ayez crainte ! J’ai constaté que, malgré son animosité, il respecte les consignes qui lui sont données.
— C’est un excellent officier… J’ai ordre de vous conduire au palais dans les meilleurs délais. Une heure de galop est dans vos cordes ? Votre loup pourra suivre ?
— Cela me convient ! Bhediya n’est pas mon loup, mais il suivra le train.
— Une dernière chose, le loup doit voyager entre nous… S’il s’éloigne ou devient agressif, j’ai pour instruction de le foudroyer », précise le sergent.
Il manœuvre pour placer sa monture à la droite de Bhediya, j’amène la mienne de l’autre côté en admirant le dressage de ces chevaux que l’on mène à deux coudées de Bhediya sans qu’ils se dérobent ; ce dernier pense que la magie est à l’œuvre.
Le sergent met sa monture au trot, la mienne l’imite sans que j’aie à intervenir, Bhediya a démarré simultanément, restant bien entre les deux chevaux.
« Le palais se trouve à l’ouest du domaine, à une lieue du bord du plateau », m’informe-t-il avant de lancer son destrier au galop.
Le mien adopte la même allure, Bhediya se maintenant à la place qui lui a été assignée. La route traverse des vergers, champs et prés – séparés par des haies –, où d’un pâturage à l’autre, paissent chevaux, bovins, ovins ou caprins. Puis, nous longeons une chênaie dont les glands nourrissent des porcs noirs. Plus à l’est, au-delà d’une prairie, j’aperçois une grande forêt d’épineux. Plus loin, ils sont remplacés par des feuillus. Nous dépassons trois domaines agricoles, les animaux de basse-cour s’égaillent à notre approche.
Une demi-heure plus tard, nous entrons dans la ville, nos chevaux prennent le trot, le sergent Seaghdh entame la conversation.
« Le palais n’est plus très loin…
— Cette voie est très large, on doit pouvoir y chevaucher à six de front, m’extasié-je.
— Oui, il s’agit de l’allée royale. Les autres rues le sont deux fois moins.
— Toutes ?
— Toutes !
— Pas celles des bas quartiers ?
— Il n’y a pas de bas quartiers au domaine royal.
— Je ne vois pas de rigoles ?
— Il n’y en a point, elles sont avantageusement remplacées par des conduits souterrains. L’infrastructure de la cité date des bâtisseurs… La ville est magique, lorsque nous construisons un nouvel édifice, les architectes demandent au matériau d’amener de l’eau saine à tel ou tel endroit, et d’évacuer celles qui sont souillées à tel autre.
— Fantastique !
— Non, magique », répond-il d’un air amusé.
Les bâtiments n’excédant pas trois niveaux sont tous de pierres blanches, à toit plat avec terrasse.
« Sur l’allée du roi, à l’exception d’une hostellerie sise à l’entrée de la ville et d’une seconde auprès du palais, il n’y a que des résidences. Dans les rues perpendiculaires, vous apercevez toutes sortes d’échoppes d’artisans et de commerces reconnaissables à leurs enseignes et à la couleur de leurs volets. Le jaune d’or identifie les tavernes ; le safran, les auberges ; l’ambre rouge, les bourreliers ; l’auburn, les selliers ; le carmin, les couturiers ; le gris de lin, la poissonnière ; le rouge, le boucher ; l’ivoire, la boulangerie, et ainsi de suite, chaque corporation a la sienne. Le bleu est réservé aux habitations, comme vous pouvez le constater ici », m’informe le sergent Seaghdh.
Régulièrement, j’observe différents sigles magiques incrustés dans certains murs.
Le soleil est au zénith 1, ce qui explique sans doute le petit nombre de personnes que nous croisons, mais pas leur indifférence à la vue de Bhediya. Il m’indique que c’est l’avantage du sentiment de sécurité que la simple présence d’un sergent du guet implique auprès de la population du domaine royal.
Un mille avant d’y arriver, nous commençons à distinguer le palais, qui ressemble beaucoup plus à ceux de mon pays qu’à ceux des contrées de Shanyl et Shanya. Il m’apparaît tel que décrit dans le livre d’Aoife Nic Aonghusa.
Lorsque nous franchissons l’entrée, je ressens une légère résistance semblable à la traversée d’un rideau d’air… plus épais. Percevant ma perplexité, le sergent Seaghdh m’explique : « depuis que la présence de groupes étrangers armés a été signalée, la protection du palais a été activée, à son niveau minimum… pour le moment. »
La perspective est spectaculaire, je suis ébahi. Mélusine m’avait dit : « À la fin de ton voyage, tu pourras admirer “Dé Chich Danann”2. »
     
Nous entrons dans une cour immense. Quatre cavaliers se joignent à nous jusqu’à un escalier monumental permettant d’accéder à la terrasse. Plus nous progressons, plus je vois les dômes comme une poitrine avec ses aréoles ambrées et ses mamelons fièrement dressés. Je soupire « Dé Chich Danann ».
Le sergent, ainsi qu’un caporal, mettent pied à terre, puis confient les rênes de leurs montures à l’un des autres soldats. Je les imite. Aussitôt, les trois lanciers repartent, emmenant nos chevaux. Notre escorte, Bhediya et moi montons les marches, pénétrons dans le bâtiment, et empruntons le corridor desservant l’aile est.
Nous le quittons par la droite, nous engageant dans un vestibule menant à trois portes, une frontale et deux latérales. Le sergent Seaghdh ouvre celle de gauche. Il nous fait entrer dans une pièce, dépourvue de fenêtres, éclairée par une lueur provenant du plafond, puis il applique la main sur un sigle identique à celui utilisé plus tôt par le lieutenant Ilteram.
Une vingtaine de secondes plus tard, il m’informe que si nous sommes d’accord, le loup restera dans cette antichambre avec le caporal, auquel il remet ostensiblement l’artefact. Bhediya me renouvelle sa confiance dans ma capacité de persuasion et se couche au pied d’un banc de marbre ambré sur lequel je pose mon bagage. Le sergent et moi ressortons. Il me guide vers la porte à double vantail barrant le fond du vestibule, en ouvre le battant droit et me cède le passage.
L’antique tradition voudrait que je sois : tête, torse et pieds nus, pour requérir le vivre et le couvert, en me réclamant de Dana. Mais, l’usage contemporain admet que je sois chaussé. C’est donc botté de cuir rouge, vêtu d’un pantalon de soie dorée, avec un ruban enroulé autour de la taille, que j’entre.
Le sergent me suit. Il s’efface pour laisser sortir trois ménestrels, puis referme le battant derrière lui, avant de monter la garde devant la porte.
C’est sans surprise que je pénètre dans une salle extrêmement haute de plafond, le gigantisme des lieux transparaît tout au long de la description du palais faite par Aoife Nic Aonghusa.
Des tables recouvertes d’un chemin de lin blanc, brodé d’arabesques noires et dorées, ont été dressées pour quarante convives. Elles sont disposées en forme de “U” afin qu’aucun d’entre eux ne tourne le dos aux autres et pour laisser un espace libre au centre, dans lequel je m’engage.
Le rôt 3 vient d’être servi. Le silence s’est installé à mon arrivée. Sans tarder, les femmes le rompent par des chuchotements.
« Qui est-ce ?
— … beau…
— Il est à croquer.
— T’as vu comme il est bâti ? »
Des voix masculines ne tardent pas à se joindre aux chuchotis.
« … ovale…
— Ces cheveux aile de corbeau qui lui tombent sur les épaules !
— Poitrine large et hanches étroites, comme tu les aimes.
— Cinq pieds cinq pouces. Trop petit pour toi.
— Maebd, tu en as beaucoup dans le sud, des Aengus à la peau ambrée rougeâtre ?
— Joli minois. »
Je suis habitué à la réaction que mon physique androgyne à la beauté étrange peut provoquer, en particulier auprès de la gent féminine. C’est un argument que je sais utiliser à bon escient.
« On dirait du miel de cerisier, j’en ai l’eau à la bouche.
— Ce n’est pas la taille qui compte.
— … longs cils…
— Non, il n’est pas originaire de Shanyl.
— Son torse et son visage sont glabres, l’est-il partout ?
— Hi hi hi !
— D’où vient-il ? »
Parvenu à deux pas de la table transversale, je m’immobilise.
Les murmures cessent lorsque le roi se lève.
Bien qu’il n’y ait jamais eu de table haute en Alastyn, et que tous soient assis sur des cathèdres en bois de rose, je n’ai pas le moindre doute. Non seulement une aura d’autorité émane de lui, mais les arabesques sur ses bras – que laissent apparaître les taillades de ses manches – révèlent sa condition de Lumineux et sa qualité de roi.
« Soyez le bienvenu étranger, vous qui sollicitez l’hospitalité… au nom de Dana, ce qui en cette demeure n’est plus arrivé depuis plus d’un siècle », dit-il manifestement intrigué par cette requête.
Je m’incline face à lui, les paumes jointes devant le chakra du cœur.
« Namasté. Je vous remercie, majesté. Mon maître, Vâtsyâyana, m’a enseigné qu’il est bon pour s’adresser à une grande lignée de se réclamer de sa fondatrice… Mais je ne m’attendais pas à rencontrer autant de Tuatha Dé Danann. »
D’un geste, le roi m’invite à expliciter.
« Dana eut de nombreux enfants, certains furent les plus studieux, les plus savants, les plus sages, elle marqua leurs chairs des signes de leurs pouvoirs, et les qualifia de “Lumineux”. C’est la lignée à laquelle vous appartenez, ainsi que votre reine, précisé-je. Namasté. »
Lorsque je m’incline devant cette dernière, les arabesques brasillent sur ses bras nus.
« D’autres furent plus turbulents, plus fiers, plus aventureux, Dana dut si souvent leur tirer les oreilles qu’elles s’allongèrent, elle les appela “Alfes lumineux”. Elle leur fit don de l’éternelle réincarnation, ou les y condamna – les récits divergent sur ce point –, les privant ainsi de mokṣa4 à l’exception des innocents. C’est la lignée à laquelle appartient celle qui siège à votre dextre, de même que ses compagnons, namasté », la salué-je.
Je me dirige vers l’extrémité de la table centrale, située à ma gauche, où est assise une jeune femme, à laquelle je rends hommage.
« Namasté, d’autres encore furent plus secrets, plus travailleurs, plus industrieux, Dana leur accorda une petite taille afin de pouvoir plus facilement atteindre les minerais dont ils auraient besoin, et une très grande force pour qu’ils puissent les extraire. Dana les nomma “Alfes noirs”, car souvent, ils vivraient sous terre. C’est la lignée à laquelle appartient cette damoiselle. »
L’homme attablé entre ces deux dernières se lève et demande avec une certaine agressivité :
« Les Orcs, sont-ils aussi des enfants de Dana ? »
Il s’agit manifestement d’un militaire rude et probablement brutal. Je m’incline devant lui :
« Namasté… Non ! Les Orcs ne sont pas des enfants de Dana. Enfin, pas au sens des Tuatha Dé Danann, bien que Dana les ait imaginés. Elle a menacé, les plus turbulents des jeunes Alfes lumineux, de méchants monstres qui n’existaient pas. Le plus insouciant d’entre eux leur a donné vie. “C’était pour voir”, s’est-il excusé. »
Le quidam jette un regard furieux à sa voisine, le roi intervient :
« Despote Niall ! Vous êtes sous mon toit ! rétorque le monarque, lui intimant de se rasseoir. Pourquoi dites-vous, “pas au sens des Tuatha Dé Danann” ? » reprend-il.
Une guerrière se lève. Vêtue d’une armure de cuir noir, avec corset, spallières, brassards, jupe, grèves et sandales, elle me fait penser à une valkyrie. D’ailleurs, un diadème dont les paragnathides 5 sont décorées d’ailes est posé, devant elle, sur la table. Avant que je ne réagisse, elle intervient :
« Roi Liam, “le dire 6 de Dana” nous conte qu’après avoir été expulsée par une singularité, Dana a tout créé. Elle est donc la mère de toutes les créatures, même si peu sont des Tuatha Dé Danann. »
Ses voisines opinent de la tête. Le monarque reprend la parole :
« Bien sûr ! Il est temps de faire les présentations… Je suis Liam, roi d’Alastyn !
— Namasté », ai-je à peine le temps de prononcer qu’il enchaîne :
« Debout dans son armure noire, voici Scáthach, druidesse guerrière. Laquelle commande une armée de femmes, en An t-Eilean Sgitheanach, comme sa sœur Aífe qui, vêtue d’une cuirasse blanche, se tient à son côté. »
J’adresse un namasté muet à chacune, elles me saluent d’un mouvement de tête, puis Scáthach se rassied. Le roi poursuit :
« À la droite de Scáthach, dans la robe immaculée brodée d’un chêne d’or, Maebd, Bandrui 7 de Shanyl… Son voisin est Mael, duc de Shanya… Voici ma bien-aimée reine Eileen. »
En réponse à mes namasté, le seigneur de Shanya se lève brièvement et s’incline, les dames hochent la tête ou sourient. Notre hôte se tourne vers sa dextre, continuant les présentations :
« Venue d’un autre monde, Ainu Sangdragon, princesse d’un peuple qui pour se désigner n’utilise pas le nom d’Alfe lumineux, mais celui d’elfe. Vous avez déjà fait connaissance avec Niall, l’impétueux despote de Shannon. »
Ce dernier se borne à esquisser un vague geste de politesse. Le maître de céans enchaîne :
« En bout de table, arrivée du même monde que son amie Ainu, la princesse Grüchka de la nation naine… À son côté, face à Aífe, mon bras droit et chef des armées, Ardril. »
Liam continue ainsi, énonçant sans la moindre hésitation les noms et qualités des trente autres invités. J’adresse à chacun d’eux un namasté muet. Mon hôte s’assoit et s’enquiert :
« À présent, veuillez vous présenter !
— Nombreux sont ceux qui m’appellent Pathik.
— Ce nom a-t-il une signification ?
— Oui majesté. Dans ma langue, tous les noms ont un sens. Pathik veut dire “Voyageur”, mais bien qu’il me définisse assez bien, ce n’est pas le mien. Si, je ne mérite pas celui d’Etash, car c’est la translation de “Lumineux”, j’espère que vous m’accorderez Subash qui se traduit par “Éloquent”. »
Tel un bonimenteur, allant de l’un à l’autre, j’use de ma faconde avec chacun.
« Vous, reine Eileen, j’espère que si plus tard, vous parlez de moi, vous évoquerez Sajjan, c’est-à-dire “Le bien-aimé”. »
Je questionne le géant blond au regard aigue-marine :
« Duc Mael ! Peut-être me nommerez-vous Vidur, “Celui qui est sage, habile”. »
Je badine avec l’athlétique elfe bronzée dont les cheveux châtains tressés ne cachent pas les longues oreilles pointues.
« Princesse Ainu, il me serait très agréable que vous m’appeliez Raman, “Bien-aimé”, “Plaisant”. »
M’approchant d’elle, j’ajoute sur le ton de la confidence :
« Mais apparemment, cela ne plairait guère à ce jeune capitaine dont le regard ne vous quitte pas, et qui, si je ne me trompe, a pour nom Flamdir. »
Elle cherche le capitaine des yeux et lui sourit. Comme je m’approche du despote Niall, il me gratifie d’un regard réprobateur.
« Vous, seigneur, sans doute ne me qualifierez-vous pas yuvarāja ? Et, pourtant, je suis bien un “prince”. »
Il hausse les épaules. Abordant ma prochaine interlocutrice, je mets un genou à terre :
« Pour vous, princesse Grüchka, j’aimerais être Saumya afin d’être aussi “Charmant” que vous êtes ravissante », affirmé-je, la faisant rougir.
Je me relève et me dirige vers l’extrémité, l’ouest de la table, où siègent les trois druidesses.
« Sage… », dis-je, souriant.
Je m’interromps, alors qu’au travers d’une fenêtre un rai fait briller mes yeux de jais, puis reprends :
« Maebd, m’appellerez-vous Anaṅga ?
— Qui sait ? » réplique-t-elle aussitôt, avec un large sourire.
Je me penche au-dessus de la table et susurre à cette magnifique femme blonde aux iris céruléens et aux formes pleines :
« C’est l’un des noms du dieu du désir. »
Son rire cristallin retentit :
« Peut-être Anaṅga… peut-être.
— Scáthach ! »
Mon sourire le plus enjôleur aux lèvres, après un soupir, j’enchaîne :
« Scáthach, mériterais-je que vous m’appeliez Shankar ? »
Scáthach, femme à la peau de porcelaine avec sur les ailes du nez et les pommettes de ravissantes petites taches de rousseur et aux yeux d’un bleu aussi clair que l’eau, se lève, se penche par-dessus la table, me tendant une oreille dans laquelle je murmure :
« Donneur de Félicité. »
Elle se redresse, d’un geste familier de la tête, elle rejette sur ses reins la longue tresse de cheveux cuivrés, qui avait glissé sur son épaule dans son mouvement précédent. Un sourire carnassier s’épanouit sur ses lèvres :
« Sais-tu, bel Aengus, que l’initiation guerrière… et… sexuelle… des héros fait partie de nos attributions ?… Es-tu un héros ? »
Avant que je n’aie pu répondre, avant que Scáthach n’ait pu s’asseoir, Aífe repousse sa chaise, recule d’un pas, franchit la distance qui nous sépare d’un saut de main, prenant appui sur la table. À peine réceptionnée, elle empoigne ma chevelure, tire ma tête en arrière et me donne un long, très long baiser. Aífe est grande, plus grande de trois ou quatre pouces que son aînée, elle doit atteindre la toise. Sa peau moins blanche que celle de sa sœur est dépourvue de taches. Ses cheveux bouclés forment une crinière d’un roux flamboyant, mettant en valeur le vert émeraude de ses yeux.
« Voilà comment je veux t’appeler », affirme-t-elle pendant que je reprends mon souffle.
Tout autour de la table, on entend des murmures, certains envieux, d’autres sont amusés et quelques-uns outrés.
Après un aparté avec son roi, la reine Eileen me questionne en souriant :
« Sajjan, vous avez suffisamment démontré que vous méritiez ce nom. Vous ne vous êtes tout de même pas réclamé de Dana pour venir courtiser toutes les femmes présentes autour de cette table ? Dites-nous qui vous êtes, d’où vous venez et pourquoi vous nous avez demandé audience.
— Excusez-moi, majestés, et vous aussi, mes seigneurs et gentes dames, je me nomme Chandra, “la Lune”, dans votre langue. »
À ce moment-là, un individu vêtu de bure se dresse et harangue l’assemblée :
« J’ai entendu parler de ce personnage, il a séduit, corrompu nos femmes et nos filles. »
Maebd se lève à son tour, apostrophe l’intervenant :
« Vos femmes… vos filles… Ce ne sont pas vos propriétés ! Avant votre arrivée, et celle de vos idées, toutes les femmes du royaume de Shay choisissaient librement leurs compagnons, elles en changeaient aussi souvent qu’elles le souhaitaient, comme le font encore beaucoup de celles de Shanyl, et nos sœurs d’An t-Eilean Sgitheanach. »
Le despote Niall se récrie :
« Mœurs barbares d’illettrés ! »
Simultanément, le duc Mael vient au secours de sa voisine, rétorquant :
« C’est à Alexandia en Shanyl que se situe la plus grande bibliothèque du continent, non en Shannon. »
Scáthach et Aífe se lèvent, portant la main à l’endroit où se trouve habituellement leur cladio. 8
« † Stop ! Tous ici sont vos alliés, leurs différences ne comptent pas ! † 9 »
L’ordre claqua comme un coup de fouet dont l’écho résonne à nos oreilles. Étrangement, tous se rasseyent et se comportent comme si l’altercation n’avait pas eu lieu. Le roi réitère son geste, m’invitant à continuer.
Je regarde l’homme à la robe de bure qui paraissait, quelques secondes plus tôt, prêt à me faire lapider ; il ne manifeste plus aucune hostilité envers moi. Il semble, ainsi que toute l’assemblée, attendre que je reprenne la parole. J’obtempère :
« Dans ma culture, être comparé à la Lune est très flatteur, la Lune étant considérée comme le plus bel objet céleste.
— Vous cabotinez, raman Chandra, m’interrompt la reine dont l’époux couvre la main de la sienne en souriant.
— Oui, majesté, mais pour votre plus grand plaisir… Donc, je suis Chandra, quatrième fils du Mahārāja de Jaipur, ce titre correspond à celui de “roi des rois”, ce qui fait de moi un prince. Un prince loin du trône, mais pas un prince mendiant. J’étudie à Banārasa, différentes disciplines, auprès de mon maître, le philosophe Vâtsyâyana. Cette ville située à cent quatre-vingt-dix lieues de Jaipur est hors de l’autorité de mon père. Voilà qui je suis et d’où je viens.
— Mais où sont ces villes ? demande le roi Liam.
— Il me semble qu’ainsi que vos amies alfes, pardon, elfe et naine, mon monde n’est ni tout à fait le vôtre ni tout à fait un autre. Un matin, cela fait déjà neuf lunes, je rentrais à Banārasa ayant passé la nuit… d’où j’arrivais n’a aucune importance… Donc ce matin-là, ma monture Chaitali. Laissez-moi plutôt vous parler de Chaitali dont le nom peut se traduire par “Pleine de vigueur”. Elle m’a été offerte, alors qu’elle avait quatre ans, par ma mère, la Mahārājñī Dalaja, comprenez “la grande reine Miel”.
» C’est une jument Marwari, maintenant âgée de huit ans. Ses oreilles se rejoignent aux pointes comme des croissants de lune. Sa robe grise, son étoile blanche en tête, ses quatre balzanes blanches, ses épis spiralés le long de l’encolure et sur les boulets… autant de porte-bonheur font d’elle une monture exceptionnelle de très grande valeur. J’ai malheureusement dû la laisser en pension à Fiume pour prendre la mer afin de me rendre en Alastyn.
» Donc, ce matin-là, Chaitali avait adopté une allure propre à sa race, le rehwal 10, si confortable que je rêvassai sur sa selle, les rênes reposant sur son garrot. Aussi, lorsque la végétation changea dans la forêt, je ne le remarquai pas immédiatement. À dire vrai, c’est en frissonnant que je réalisai le changement de température, puis vis les essences forestières inhabituelles. Le temps d’abandonner mes rêveries et de prendre pied dans la réalité, Chaitali pénétrait dans une clairière et se cabrait, face à une meute d’une dizaine de loups, manquant me désarçonner.
» Les Marwaris sont renommés pour leur bravoure et leur courage dans la bataille. Un cheval Marwari ne quitte un champ de bataille que pour trois raisons, la victoire, la mort ou la mise en sécurité de son maître gravement blessé. Chaitali, digne représentante de sa race, loyale envers son cavalier, se prépara au combat. Ce qui ne fut absolument pas, revenant de… bref, je n’étais pas armé, hormis six couteaux de lancer bien rangés au fond d’une de mes sacoches. Les choses se présentaient mal… toutefois, les loups regagnèrent la forêt l’un derrière l’autre. Les derniers à disparaître furent une louve et son louveteau, d’à peine trois mois, étonnamment à peu près aussi grand que sa mère. Les choses s’arrangeaient. Enfin presque, parce qu’il en restait un de loup qui manifestement n’avait pas décidé de partir. Et quel loup, un loup de la taille d’un tigre du Bengale, noir comme la nuit avec des yeux de démon !
» Chaitali se cabra de nouveau, menaçante. Elle fouetta l’air de ses sabots. Ayant cette fois les rênes bien en main, je ne fus pas déséquilibré, si j’avais eu un sabre, je me serais préparé au combat. Envisageant ma fin, j’espérais que lors de ma prochaine incarnation, je serais un loup comme celui-ci et non un lapin. Il me faut vous dire que mon maître Vâtsyâyana me répète toujours : “Tant expérimenter et propager ta discipline préférée, en privilégiant ton Kāma au détriment de ton Artha et de ton Dharma11, est mauvais pour ton karma. Si tu continues ainsi, tu te réincarneras en lapin.”
» Mais revenons à notre rencontre ! Je me préparais donc à mourir… espérant être aussi brave que Chaitali. Laquelle, prête au combat, défiait le monstre… Alors que la cavale et moi nous attendions à ce qu’il charge ; il se coucha ! Un instant, j’entrevis l’occasion de vaincre ! Le suivant, l’animal prit contact avec moi ! Probablement avec ma jument également, car elle se calma tout en restant attentive. Il m’informa qu’il n’avait aucune intention belliqueuse… et qu’il réclamait mon aide !
— Il parle ? s’étonne le duc Mael.
— Non, Votre Seigneurie, il ne parle pas, il fait naître des images, des scènes et des concepts dans ma tête. Pour les réponses, bien qu’il lise mes pensées, je lui parle, c’est moins perturbant pour moi. »
Le despote Niall m’interroge à son tour.
« Avez-vous des dispositions particulières pour cela ?
— Non, Votre Seigneurie, il prétend pouvoir lire les pensées de toutes les créatures vivantes et pouvoir communiquer avec toutes celles qui sont assez évoluées pour cela. Il peut exercer cette faculté dans un rayon de quinze toises autour de lui.
— Alors pourquoi vous a-t-il choisi ?
— Il affirme ne contacter que ceux qui peuvent l’accepter sans verser dans la folie.
— Et comment savait-il que vous y étiez apte ?
— Je l’ignore, et bien qu’il ne m’ait jamais entretenu de ce sujet, je suppose qu’il n’est pas étranger à ma venue dans votre monde. Son mode de communication l’autorise à faire fi des interrogations auxquelles il ne désire pas répondre.
— S’il intervient dans votre tête, ne croyez-vous pas qu’il vous manipule ?
— Non. Je me suis posé la question, mais cela me semble improbable.
— Qu’est-ce qui vous permet de le penser ?
— La logique si chère à mon maître. Dans votre monde, je ne suis personne, je n’ai aucun pouvoir, aucune influence. Si vous deviez manipuler quelqu’un, despote, choisiriez-vous un étranger inconnu et solitaire ?
— Pour un assassinat, oui ! raille Niall triomphant.
— Despote ! ici, un assassinat est impossible, tous le savent, s’insurge le roi exaspéré, avant de s’adresser à moi : excusez-le, prince Chandra. Personne n’envisage que vous soyez un assassin.
— Je vous en remercie Votre Majesté, il est excusé ; d’ailleurs, je comprends ce que ma présence et surtout celle de mon compagnon ont d’intrigant… Et, s’il vous plaît, ne m’appelez pas prince, personne ne m’a jamais donné ce titre.
— Chandra, m’accorde le roi. Vous nous parlez de votre compagnon, mais on m’a rapporté que pour vous adresser à lui, vous utilisez un nom. Bi…
— Bhediya, Votre Majesté. Mais, ce n’est pas son nom. Son mode de communication exclut les noms. Lorsqu’il est concerné par ce qu’il me transmet, je vois son image. Je l’ai donc appelé bhediya, c’est-à-dire “loup” ou “le loup”.
— Dans ce cas, conservez Bhediya pour le désigner, cela le distinguera de ses congénères, précise le roi. Je vous en prie, reprenez votre récit.
— Bhediya me conduisit à travers les halliers. Nous pénétrâmes dans une grande clairière, au milieu de laquelle se trouvaient un lac et une chaumière. Nous approchâmes, une druidesse sortit de ce refuge. À la demande de mon guide, elle m’hébergea pendant près de cinq lunes. De plus, elle me nourrit, m’habilla, car j’avais quitté une sylve avoisinant Banārasa un matin proche du solstice d’été, pour apparaître dans une autre quelques jours après l’équinoxe d’automne. N’ayant passé qu’une nuit ch… à l’extérieur de Banārasa, je n’avais dans mes sacoches que le strict nécessaire. Par ailleurs, elle m’enseigna votre langue, votre géographie, votre culture. Je lui contais la mienne, lui expliquais les disciplines que j’étudiais. Elle m’apprit que nous étions dans une forêt à proximité de la ville de Raminia, qui se situe au nord-est de Shanya. Que certains l’appelaient sorcière, sous l’influence de la contrée voisine de Shannon, les mœurs avaient changé en trois générations !
» Elle fit de moi un maître de l’oral, non pas que je fusse ignorant en cette matière, mais de la pratique assidue à l’art, il y a un grand pas, qu’elle me permit de franchir. Savoir faire durer le plaisir, accélérer le rythme, le ralentir, avoir des hésitations, se livrer à des digressions, pour toujours revenir à l’objet principal, maintenir en haleine jusqu’à la révélation finale, et surtout avoir la langue agile et garder les lèvres humides… Qu’y a-t-il de pire qu’une bouche sèche pour un conteur ? »
De nombreux verres et hanaps me sont tendus, c’est avec amusement que je choisis celui d’une magnifique femme brune, manifestement shannonnaise, assise à côté de l’homme en robe de bure. La contrainte exercée par l’injonction du roi – qui fronce légèrement les sourcils, désapprouvant cette provocation – est si puissante que le quidam ne réagit absolument pas, mais peut-être n’a-t-il pas un esprit très éveillé ?
Le sourire de la reine m’invite à continuer :
« Belle dame, savez-vous qu’en buvant dans votre verre, je connaîtrai vos pensées ? »
Baissant ses yeux noisette, elle devient pivoine et opine. Je bois une bière âpre, rafraîchissante, lui rends son verre, et la remercie en lui envoyant un baiser du bout des doigts, faisant cette fois grogner son voisin.
« Mon quotidien était partagé entre : mon entraînement au lancer de couteaux, et la monte de Chaitali, seul ou avec Mélusine à califourchon devant moi ; l’apprentissage de votre langue, du dire de Dana et de l’histoire des Tuatha Dé Danann. Sans oublier nos joutes, oratoires ou autres ; ainsi que la visite de Bhediya qui me transmettait la chronique de sa lignée et celle des Ases, Mélusine nommant les personnages dont Bhediya nous montrait les aventures. En contrepartie, je récitais à Mélusine des extraits du Mahābhārata, du Rāmāyana, et de l’œuvre de mon maître : le Kāmasūtra ; domaine dans lequel en raison de sa nature, elle n’avait rien à apprendre.
» J’ai omis de vous le dire, mais la druidesse n’en était pas une. Mélusine est une Bansidh12. Les Bansidh sont des Tuatha Dé Danann, aussi appelées Faé13, parce qu’elles furent vaincues par des envahisseurs et contraintes de se réfugier dans le Sidh. Dana les a faites séductrices. Elles collectionnent les mortels valeureux, malheur à ceux qui oseraient rejeter leurs avances. Dana les a faites polymorphes, et leur a offert l’éternité si elles reprennent chaque jour pendant au moins six heures leur forme animale, mais elles peuvent choisir le mokṣa en restant humaines. Mélusine, qui veut vivre longtemps et marquer l’histoire, tous les minuits, redevient reptilienne et se réfugie dans le lac, dont elle ne ressort qu’à l’aube.
» Durant plus de quatre lunes, Bhediya avait vécu avec sa meute, ne me rendant que des visites quotidiennes d’une ou deux heures. Puis vint le jour où Bhediya et moi dûmes prendre la route pour arriver ici en ce jour du solstice d’été. Il chemina avec moi, ne rejoignant les siens que lorsque nous approchions d’habitations. La horde se déplaçait avec beaucoup de discrétion, car je ne la vis jamais. Mélusine ayant fait de moi un conteur émérite, j’obtenais sans difficulté le vivre et le couvert, dans les fermes, les relais, les auberges et les hostelleries, en campagne comme en ville. »
Cette fois, c’est la princesse Ainu qui m’interrompt.
« Êtes-vous sûr de ne pas être manipulé, parce que vous sembliez parfaitement heureux avec cette Mélusine ? Pourquoi partir ?
— Les raisons sont multiples. D’abord, j’espère bien retourner chez moi un jour. Ensuite, je doute que rester auprès de Mélusine soit salutaire, j’y fus heureux et je suis ravi qu’elle m’ait laissé partir. Enfin, Bhediya m’a très généreusement récompensé… il est temps de vous en dire plus sur lui. Il est le descendant de Fenrir, fils de Loki et d’Angrboða. Fenrir était un loup géant beaucoup plus grand que Bhediya. Par ruse, les Ases l’enchaînèrent, il réussit à se libérer pour le Ragnarök. Au cours de bataille de Vigrid, il dévora Óðinn avant d’être tué par Víðarr, fils de ce dernier. Fenrir avait deux fils, Sköll “le moqueur” et Hati “le haineux”, lequel ne se reproduisit jamais. Sköll, lui, engendra un unique louveteau. Depuis, chaque descendant ne conçoit qu’un mâle ou une femelle. De sorte que depuis la mort d’Hati, il n’existe qu’une lignée de Fenrir.
» Dana, dans son immense sagesse, a limité la fécondité de ceux de ses enfants dont la longévité est exceptionnelle. »
La reine étouffe un sanglot et essuie une larme, le roi me fusille du regard, je comprends instantanément l’inquiétude d’Eileen, je mets un genou à terre devant la Lumineuse.
« Majesté, soyez sans crainte, vous aurez au moins un enfant, c’est une certitude. Bhediya affirme que vos descendances sont appelées à se rencontrer plusieurs fois dans le futur.
— En êtes-vous sûr ?
— Sans le moindre doute, majesté. Bhediya et Mélusine sont convaincus que ces abouchements auront lieu. »
Eileen se calme, embrasse Liam et m’adresse un sourire marri. Le roi, selon son habitude, m’invite d’un geste à poursuivre. Je me relève.
« La lignée de Sköll étant unique, le métissage avec les loups gris a pour conséquence la diminution de la stature, de la longévité et des capacités de ses représentants… peut-être disparaîtra-t-elle ? Mais, revenons au cadeau que me fit Bhediya pour me récompenser de l’accompagner », dis-je en déroulant le ruban d’autour de ma taille.
Je m’approche de Grüchka et le lui tends :
« Princesse, vous avez entendu qui prétend être mon compagnon de voyage. Voici le présent en question. Examinez-le et dites-nous ce que c’est. »
Elle prend le lien, l’inspecte minutieusement. L’incrédulité apparaît sur son visage. Elle le frotte contre sa joue, le hume, écoute le bruit qu’il fait lorsqu’elle le froisse, tente de le rompre, de le couper. L’incrédulité fait place à la stupéfaction.
« Alors princesse, avez-vous identifié cet objet ?
— Oui… Oui, c’est… c’est Gleipnir, aucun doute, c’est Gleipnir !
— Voulez-vous expliquer à l’assemblée, ce qu’est Gleipnir ?
— Oui ! » accorde-t-elle en se levant.
Son voisin, Ardril l’imite aussitôt, passe les mains sous les aisselles de la naine.
« Vous permettez ? » lui demande-t-il.
Elle acquiesce. Ardril la soulève et l’installe debout sur la table. Elle exhibe le présent à la vue de tous :
« Ceci est Gleipnir. C’est un lien qui est, comme vous pouvez le voir, si fin, lisse et doux qu’un ruban de soie, pourtant il est plus résistant que n’importe quelle chaîne. Il fut façonné par les miens, dans le royaume souterrain de Svartálfaheimr, il y a si longtemps que la plupart d’entre nous doutent qu’il ait vraiment existé. Beaucoup croient qu’il n’est que le symbole de notre savoir-faire. Il est composé de six éléments : le bruit du saut d’un chat, la barbe d’une femme, les racines d’une montagne, les tendons d’un ours, le souffle d’un poisson et la salive d’un oiseau. Il fut forgé pour enchaîner Fenrir après qu’il eut brisé le lien nommé Lœðing, puis celui appelé Drómi. C’est un présent d’une valeur inestimable. »
Elle me tend Gleipnir, que j’enroule autour de ma taille, pendant qu’Ardril dépose Grüchka sur le sol et l’invite à s’asseoir.
Je reprends mon récit :
« Partis des environs de Raminia, nous parcourions une dizaine de lieues chaque jour, à l’exception des trois où nous fûmes immobilisés aux environs d’Erestia. Des intempéries avaient rendu les gués impraticables.
» Nous sommes arrivés à Alexandia en deux lunes. Le premier soir, à l’auberge du port, une jeune comtesse, séduite par les extraits du Rāmāyana que j’avais choisi de conter, prit langue avec moi. Durant la conversation, elle me proposa de m’enseigner votre alphabet et de m’aider à sélectionner, dans la bibliothèque de grande renommée, les œuvres essentielles à lire pour connaître votre monde. Elle me fit part de son désir d’enfant, et de son intérêt à ce que j’en sois le géniteur, ceci ne m’engageant à rien d’autre.
» Voici, Bandrui, comment j’appris, dis-je en m’inclinant vers elle. Qu’en Shanyl, vous aviez conservé la coutume matriarcale, n’y intégrant qu’une notion de filiation paternelle optionnelle, ainsi que réussi à concilier la tradition druidique avec l’écrit en approuvant l’édition d’un “livre de Dana” !
» Mon séjour dura douze jours. Le matin, je montais Chaitali, allant en forêt pour rencontrer Bhediya. L’après-midi, j’étudiais à la bibliothèque avec la comtesse. Chaque soir, je me produisais comme conteur, dans un établissement différent. La nuit, je partageais la couche de ma bienfaitrice… Ma renommée de narrateur s’étant répandue, la bibliothèque me fit l’honneur de m’inviter ès qualités à deux reprises. J’ose croire que l’influence de ma protectrice n’en fut pas la seule cause. La première fois, j’improvisais autour de deux poèmes de l’Edda, Völuspá et Gylfaginning 14. Lors de la seconde, ce fut d’extraits du Mahābhārata, que je m’inspirais.
» Quand nous partîmes, la comtesse me remit un billet pour l’intendant de son domaine de Fiume, lui demandant de prendre soin de ma monture comme si c’était la sienne, et de me prêter toute l’assistance dont je pourrais avoir besoin.
» En forêt de Brucélionde, Bhediya fit ses adieux à sa meute qui y gîtait depuis notre arrivée à Alexandia. J’eus la surprise de voir que le louveteau – qui se révéla une louvarde, alors âgée d’un an – avait un pelage aussi blanc que celui de son père est noir. Elle était déjà plus grande que sa mère. Bhediya pense qu’elle vivra moult fois plus longtemps qu’un humain.
» Pour me l’exposer, il fit naître en moi l’image de la louvetone à côté d’un bébé ; la louvetone devint la louvarde que j’avais sous les yeux, puis une louve ; pendant que le nourrisson se transformait en enfant de deux ou trois ans. Le garçon se changea en adulte puis en vieillard, tandis que la louve gagnait en puissance. Le patriarche fut remplacé par un nouveau-né qui à son tour mûrit, puis vieillit et mourut. Le cycle se répéta à de nombreuses reprises avant que la louve meure concomitamment au vieil homme. Voici comment il arrive à exprimer un concept aussi abstrait que le temps.
» Le voyage, qui dura plus de deux lunes, se déroula comme le précédent ; excepté pour Bhediya qui ne s’approchait toujours pas des habitations, mais restait seul la nuit. Avant d’entrer dans Fiume, nous cherchâmes un lieu d’où nous pourrions le faire embarquer. Nous avons découvert notre bonheur à cinq lieues au nord de la ville, au bord de la mer ; une anse en lisière de forêt. Je me rendis à Fiume, j’y trouvai sans difficulté la résidence de la comtesse, je présentai le billet à l’intendant qui m’attendait. Il avait reçu deux messages par pigeon, le premier lui annonçait ma venue, le second m’était destiné, il me remit donc un tube cacheté que je m’empressai d’ouvrir.
— La comtesse Nnn… attend-elle un enfant ? s’enquiert Maebd.
— Quelle perspicacité Bandrui !
— Je n’ai guère de mérite. Dans notre noblesse, peu nombreuses sont celles qui se réclament de la tradition matriarcale. Une seule est assez puissante pour la vivre aussi pleinement, depuis l’arrivée de nos alliés en Shannon ! raille-t-elle.
— Merci pour votre discrétion.
— Anaṅga, je vous taquinais, imitant vos hésitations pour que vous sachiez que je suis moi-même une experte de l’oral. Quant à la discrétion, Shankar Une comtesse, qui séjourne à Alexandia, y fréquente l’auberge du port, possède un domaine à Fiume…
— Sajjan, au moins la moitié des personnes assises autour de cette table ont compris, qui porte ton enfant, car elle a bien ce bonheur, n’est-ce pas ? l’interrompt la reine.
— Oui majesté. Oui Maebd. »
Je la regarde, elle sourit, acceptant d’un battement de cils cette familiarité.
« J’ai pu lire, sur le papier pelure, qu’elle attendait “un heureux évènement” selon ses mots, précisant que “mes visites seraient les bienvenues” ; elle y ajoutait des souhaits de réussite pour mon périple et mon retour dans mon monde.
» L’intendant me reçut avec courtoisie, il s’enquit de mes besoins, je lui expliquais la destination de notre expédition, lui spécifiais qui est mon compagnon de voyage, et que nous devions impérativement être ici aujourd’hui. D’une grande efficacité, l’après-midi même, il m’annonçait avoir trouvé un navire dont l’équipage accepterait le loup à bord. Il m’indiqua qu’en cette saison, il faudrait cinq jours de mer pour arriver en Alastyn, me conseilla de passer trois jours à Fiume, afin de débarquer en Alastyn le jour du solstice. Puis, il ajouta que la résidence étant en périphérie de la ville, mon partenaire pouvait y séjourner. Selon les ordres de la comtesse Niamh… »
Cette fois, la reine se joint à Maebd dans son approbation, je reprends :
« … l’intendant avait payé le capitaine pour les jours d’attente à Fiume, la traversée, l’escale en Alastyn, et le retour. Il y a six jours, je montai sur le pont, fis mettre le cap sur l’anse à cinq lieues au nord, où une barque et deux rameurs me permirent d’embarquer Bhediya.
» L’équipage n’étant pas à l’aise en présence de mon compagnon, il ne quitta pas la cabine pendant tout le voyage, je n’en sortis que pour prendre l’air. Nous sommes arrivés hier, le bateau est mouillé à un ponton situé dans une petite crique à l’est du pied de la rampe, nous sommes restés à bord jusqu’à ce matin.
— La crique des contrebandiers, précise le roi, Chandra ! Veuillez partager la fin de notre repas !
— Maebd, Scáthach, vous lui ferez bien une place entre vous ? Aífe, inutile de protester, si je ne me trompe, vous y avez déjà goûté ! intervient la reine, provoquant des éclats de rire. Méfiez-vous Sajjan, j’en ai entendu murmurer à ce coin de la table.
— Qu’avez-vous ouï, majesté ?
— Certaines prétendent en remontrer à Mélusine. »
Scáthach se lève.
« Même à Felurian ! »
Nouvelles rafales de rires.
Alors que je prends place là où l’on m’y a invité, le roi reprend :
« Pourquoi êtes-vous ici ?
— J’accompagne Bhediya !
— Que désire-t-il ?
— Une audience !
— Avec qui ?
— Je ne sais pas !
— À quel sujet ?
— Je ne sais pas !
— Pourquoi aujourd’hui ?
— Je ne sais pas !
— Sergent Seaghdh !
— Oui sire ?
— Amenez Bhediya !
— Oui sire ! »
***
    ou 
***
Notes :

De Raminia à Alastyn en chiffres.
Durée du voyage et 
distance parcourue
 Lieues 
Milles
 Vitesse
 en nœuds 
 Navigation 
 en heures
Voyages et
 séjours en jours 
Kms
 pour info 
 Raminia ➢ Erestia 310  31  1 378 
 Erestia 3 
 Erestia ➢ Vulty 140  14  622 
 Vulty ➢ Istia 216  9  24  1  400 
 Istia ➢ Alexandia 82  8  364 
 Alexandia 12 
 Alexandia ➢ Fiume 607  61  2 698 
 Fiume 3 
 Fiume ➢ Alastyn 756  7  108  5  1 400 
 TOTAL VOYAGE 1 139  lieues 138  6 863 
✚  972  milles

1) Le mot est utilisé ici au sens usuel (point le plus élevé de sa trajectoire) et non au sens astronomique.
2) Dénomination inspirée par les deux collines – nommées Dé Chich Anann ➢ Les seins d’Anu (autre nom de Dana) – situées à vingt kilomètres de Killarney, en Irlande.
3) plat principal, qui se compose de diverses viandes rôties accompagnées de sauces, autour duquel le banquet est organisé.
4) mokṣa ➢ délivrance ultime par laquelle se trouve brisé tout lien avec le cycle des renaissances.
5) une paragnathide (ou [un] oreillon) est un élément servant à protéger les joues.
6) équivalant oral d’un livre.
7) Bandrui ➢ femme (ban) forte (dru), “sages”, nom donné aux druidesses.
8) Cladio ➢ épée celtique à double tranchant (pour frapper de taille), d’une longueur de lame d’environ 60 cm (un pied et quatre pouces). Se terminant par une pointe (pour frapper d’estoc), adoptée par les Romains sous le nom de gladius (glaive).
9) « † » L’obèle, marque utilisée pour noter un passage douteux ou interpolé dans les anciens manuscrits, est utilisé ici pour marquer la retranscription douteuse des mots, réellement prononcés par le roi. Il s’agit en réalité de la transcription de l’injonction, telle que comprise, par tous les autres (à l’exception, peut-être de la reine).
10) Rehwal ➢ allure supplémentaire des chevaux de race Marwari, sorte d'amble rompu. (Amble rompu : allure plus généralement appelée traquenard, et qui consiste, pour le cheval, à trotter du devant et à galoper de l'arrière-train)
11) Traductions très sommaires :
Kāma ➢ plaisir.
Artha ➢ profit (financier, familial et social).
Dharma ➢ devoir (vertu).
12) Bansidh ➢ femme (ban) de l’autre monde (Sidh)
13) Faé ➢ vaincu(e), en gaélique
14) Edda ➢ Ensemble des récits mythiques nordiques transmis oralement, dont les titres – en vieux norrois (islandais) – de deux des plus célèbres sont :
Völuspá ➢ La prédiction de la voyante.
Gylfaginning ➢ La mystification de Gylf.
***
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