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18 novembre 2023

11 – Par-ci, par-là, les uns, les autres

La vérité, ça doit se passer en contrebande.
Il faut la diffuser par bribes, une goutte par-ci,
une goutte par-là, que les gens s’y habituent.
Et non pas comme ça d’un seul coup.
Karel CAPEK
 
भेड़िया

« Je n’aurais pas mieux dit », pensa le loup en sortant de sa tanière.
Crotte ! J’anticipe.
Salut !
Non, je ne suis pas précieux. Chez les humains, peut-être que le mot “crotte” l’est, mais franchement, tu me vois dire “merde !”. Entre parenthèses : ou “le mot de Cambronne”, voire “le mot de cinq lettres”, parce que vous, vous tournez autour de peur de marcher dedans. Vous, vous êtes maniérés : c’est caca, c’est sale, ça sent mauvais, gnan gnan gnan ! Alors que les fèces sont de riches sources d’informations.
Ne voilà-t-il pas que je digresse autant que Chandra.
Quand j’ai dit que j’anticipais, ce n’était bien sûr pas sur le fond, mais sur la forme. En effet, il y a probablement trop longtemps que je ne suis pas venu faire un tour dans ta tête. Ainsi, je constate que tu ne sais rien de ce qui s’est passé depuis :
• Que Chandra, ma meute et ton humble serviteur1 moi embarquâmes pour rallier les environs d’Erestia.
• L’envol de “l’entité” ? La “chimère” ? J’ignore comment qualifier l’imbrication du nāga avec Karuppu ṭirākaṉ.
• L’angoissante question que se posa Aubierge, quand elle reprit connaissance.
Je vais donc te le relater.
Comment Aubierge devint languide.
En cette nuit de nouvelle lune, la vingt-sixième d’elembiu, Aubierge était blanche comme un linge, hébétée. La scène, à laquelle elle venait d’assister, l’avait terrifiée au point de lui faire perdre connaissance. Quand elle reprit conscience, la transformation persistait sur ses rétines. Le visage du jeune homme s’était mis à bouillonner, ses vêtements furent agités, à l’évidence, par des cloques qui enflaient et se résorbaient sur tout son corps. Ensuite, il gonfla, comme le lait qui bout et fut submergé, ainsi que ses habits, par une créature écailleuse dépourvue de jambes. Laquelle lui arracha le diamant rose, traversa la pièce avec aisance sur son long appendice caudal, se jeta par la fenêtre et déploya de larges ailes qui claquèrent dans le vent.
Quand elle ouvrit les yeux, une question s'imposa à elle.
Qui avait pénétré dans sa chambre ?
Lorsque Niall l’avait traînée jusqu’à la cellule de Chandra, elle avait reconnu ses traits. La peau noire, le crâne nu et brillant, ainsi que l’âge, lui firent comprendre que ce n’était pas celui qu’elle redoutait de voir là. Cependant, la ressemblance était telle qu’elle imagina que ce pouvait être le fils de son bien-aimé. Puis, il s’était mis à parler dans une langue indéchiffrable, elle supposa que c’était celle du monde lointain d’où venait son père.
À présent, elle se demandait comment il avait pu sortir de sa geôle et parvenir jusque dans sa chambre.
Elle l’avait accueilli, l’avait chéri, lui avait fait toucher son ventre afin qu’il perçoive celui qui grandissait en elle. En échange, il avait baragouiné des mots inintelligibles à l’exception d’un : “Chandra”. Après, il s’était transformé, lui avait arraché le diamant rose et s’était envolé par la fenêtre
Les affirmations de Niall lui revinrent en tête :
« Chandra est un démon, on ne peut déduire un âge de son apparence, il a sans doute des milliers d’années. Et, que nous le voyions maintenant sous sa véritable tournure. C’est le þyrs 2, dont il n’est qu’une marionnette, qui l’habille de la forme humaine sous laquelle il s’est présenté au palais d’Alastyn. »
Le despote avait-il raison ?
Était-ce Chandra ? Son fils ? Un autre ? Ou autre chose ?
Il était noir, s’exprimait dans la langue des enfers, avait dérobé le bijou qui, à n’en point douter, était un talisman, s’était métamorphosé et s’était échappé à tire-d’aile.
« Alwealda ! Comment est-ce possible ? Il avait des écailles et des ailes ! Niall aurait-il raison ? Chandra est-il un démon ? » envisagea-t-elle, alors que Niall, incrédule, hurlait : « Envolé ? »
C’était un démon, concéda-t-elle, accablée.
Hé ! Non ! Je ne me répète pas. Après l’exposé de la situation, je te raconte ses pensées telles que je les ai lues dans sa mémoire. Très franchement, si tu étais Aubierge, tu aurais été toi aussi en boucle pendant les quelques secondes où elle se remémora les évènements, les analysa et les disséqua sans trouver la moindre chose qui infirme les dires de Niall.
Cette réponse ne lui suffisait pas. Elle voulut comprendre. Une pernicieuse hypothèse émergea dans son esprit. Niall avait vu juste, c’était bien Chandra. Il était venu récupérer le pendentif fétiche qu’elle avait innocemment chapardé.
Ce n’était qu’une taquinerie, elle avait eu l’intention de le lui rendre, après avoir paradé devant lui, quand il l’aurait rejointe. Malheureusement, les serres de l’effroyable despote s’étaient refermées sur son bras et il ne l’avait plus lâchée avant leur embarquement pour Erestia.
La briolette contenait-elle un charme qui lui permettait de conserver la forme de celui qu’elle avait tant aimé ? Ce succédané adolescent noir, était-ce l’apparence la plus proche qu’il puisse prendre sans le diamant rose ?
Puis, la conviction « Chandra est un démon ! » percuta violemment la réalité « Chandra est le père de mon enfant ! »
De l’explosion qui s’ensuivit naquit l’interrogation qui la plongea dans un état de consternation et d’affliction profond. « Alwealda ! Un démon croît-il en moi ? »
En bien moins de temps qu’il m’en fallut pour te le conter, elle était passée de l’étonnement provoqué par la visite, à l’affection pour le fils de Chandra. De cette affection à la terreur suscitée par sa transfiguration en “démon”. De la terreur à l’angoisse et de l’angoisse à l’abattement.
Elle avait été si heureuse, avait ressenti un bonheur inimaginable, leur Amour 3 était incommensurable. Ils n’avaient partagé qu’une nuit, mais cet Amour la comblait, il était tout pour elle. Sans cet Amour et son fruit, elle se serait donné la mort.
Patatras ! Sans avertissement, le tonnerre retentit, le monde se déchira. La clé de voûte de son univers était un mensonge ; quand il se dissipa, tout s’écroula.
La mélancolie se saisit d’elle.
Elle perdit l’appétit. Absente, elle était sourde aux injonctions de Niall. Celui-ci ordonna aux dames de compagnie de la faire manger, de force si nécessaire. La survie de l’enfant était en jeu.
Du néant où elle errait, elle perçut l’inquiétude du despote. Un sentiment qu’elle ignorait, le sarcasme, ébranla son indifférence, un bref instant. « Stupide et épouvantable monstre, ne comprends-tu pas que cet enfant, que tu présentes à tous comme le tien, est celui d’un démon ? »
Apathique, elle n’était plus qu’une créature indolente, dépourvue de volonté. On la levait, la toilettait, l’habillait, la faisait marcher, l’asseyait, la faisait manger (comme une petite fille), lui lisait les livres sacrés, la dévêtait et la couchait.
Les nuits passaient sans aucune amélioration. Les dames de compagnie furent affectées à d’autres tâches. Ainsi que le beorn wiðinnan þá weallas chargé d’épier ce qui se passait et se disait dans la chambre – nommé la vingt-septième nuit d’elembiu en remplacement de feu son prédécesseur. Son état la dispensait de surveillance. Il ne resta que la chambrière pour s’occuper de la baronne Martô.
La funeste nuit, la soubrette avait été réveillée par des bruits de voix, le terrible cri horrifié, poussé par Aubierge, l’avait fait bondir hors de la garde-robe pour apercevoir le démon repartir par où il était venu 4, après avoir flétri l’esprit d'Aubierge. Elle se prit d’affection pour sa maîtresse.
Plus attentive que ne l’avaient été les suppôts du despote, la première nuit d’aedrini, elle eut l’idée de faire asseoir Aubierge là où elle l’avait si souvent vue : auprès de la fenêtre. Cela ne sortit pas sa maîtresse de son engourdissement. Bien que la lumière du premier croissant baignât le visage de celle-ci, elle ne leva pas les yeux vers l’astre jadis tant aimé.
Son âme avait quitté son corps.
Malgré les bons soins et la prévenance de la camériste, la huitième nuit d’aedrini, l’enfant cessa de bouger.
Ce n’est que bien plus tard que l’information atteignit les confins du désespoir où divaguait Aubierge. Sans éveiller le moindre sentiment chez celle qui n’avait pas posé la main sur son ventre depuis la nuit fatidique.
erait-ce une larme qui trouble ta vue ?
Non, me prendrais-tu pour un crocodile ? Les loups ne pleurent pas !
Hé ! Tu veux savoir ce qu’en pense le pisse-copie ?
Il pense que j’aurais dû intituler ce sous-chapitre :
« La femme de peu de foi. »
Je dois te dire que je te révèle les choses, dans l’ordre où elles se sont produites.
J’aurais pu te les rapporter dans celui où j’en ai eu vent, mais cela aurait impliqué de nombreuses analepses.
Oui, il y en a qui adorent cela (mais non, je ne fais pas allusion à toi), d’authentiques virtuoses littéraires (bien sûr, tu en fais partie, d’ailleurs le pluriel est de pure forme).
Pour toi, l’humble Divinus lupus giganteus que je suis a fait l’effort de rétablir approximativement la chronologie des événements, faits et agissements dont j’ai eu connaissance.
Pourquoi cet à-peu-près ?
C’est très simple : certaines actions se prolongent, voire s’éternisent, alors que d’autres sont brèves et se situent éventuellement pendant le déroulement des longues. Où placer ces dernières dans mon récit ? Avant ou après la ou les courtes survenues durant leur développement ou stagnation.
Oui, je sais, je ratisse large, mais j’inclus toutes les situations dans ce préliminaire.
J’ai choisi de commencer par le sort de celle dont tu te préoccupes le plus. J’attire néanmoins ton attention sur le fait que je ne t’en veux même pas, alors que je pourrais parfaitement te rendre la vie cauchemardesque au point que tu ne penses plus qu’à moi. Tu as de la chance, car j’ai d’autres soucis.
Venons-en à ce qu’il advint des autres protagonistes.
À tout seigneur, tout honneur !
L’après-midi précédant la vingt-deuxième nuit d’elembiu, Chandra, la meute et moi (as-tu remarqué l’absence de majuscule à ma désignation ?) avions embarqué à bord du Selkie fowk 5, un brick-goélette dont la figure de proue en représentait une. La partie émergée reproduisait un torse de femme et celle immergée révélait les membres postérieurs d’un phoque.
Son capitaine, Sìm Mhic-Labhruinn, était né l’année de l’invasion de la contrée de Shannon par les Angles, dans un village situé sur la rive sud d’an abhainn ag tonnail. À l’âge de dix ans, il avait vu sa forgeronne de mère mourir, transpercée par une lance. Elle avait préalablement – en tentant de les empêcher de se saisir du bàrd local, lequel était le père de Sìm – brisé le crâne de deux chevaliers de la foi, en martelant leurs heaumes.
Afin que la vision de son paternel brûlé vif lui soit épargnée, un cousin, de passage au village, fit franchir le fleuve à Sìm. Essayant d’ignorer les flammes du bûcher, tous deux suivirent la berge shanyane du cours d’eau jusqu’à son estuaire. Là, il s’avéra que ce cousin était un des marins du célèbre capitaine Dabhag Ó Croidheagan. Le flibustier enrôla le jeune Sìm comme mousse à bord de son brick, l’An taibhse fánacha.
Comme chacun le sait, Dabhag Ó Croidheagan attaquait exclusivement les navires shannonnais, il bénéficiait d’une indulgente hospitalité dans les ports shanylois et shanyans. Il s’y avitaillait et y écoulait ses prises.
Vingt-six ans plus tard, ayant franchi tous les échelons, Mhic-Labhruinn était le quartier-maître l’An taibhse fánacha, lorsqu’ils capturèrent un brick-goélette. Dabhag Ó Croidheagan en confia le commandement à Sìm, dont il fit son second. Le vaisseau fut renommé Selkie fowk ⁽²⁾ et son bestion sculpté à son image.
Cinq ans après, la huit simivis 854, un grain drossa l’An taibhse fánacha sur des récifs. L’équipage du Selkie fowk repêcha tous les matelots du vaisseau qui s’abîmait dans les flots, mais Dabhag Ó Croidheagan choisit de sombrer avec son brick.
Depuis l’accession au pouvoir de Niall et la reprise des persécutions religieuses, Sìm Mhic-Labhruinn s’était spécialisé dans l’exfiltration de ban-draoidhean et de tout autre de ses concitoyens activement recherchés par les chevaliers de la foi.
Je te raconte tout cela pour que tu comprennes que notre capitaine était un marin aguerri qui connaissait chaque recoin de la côte shannonnaise. Un vieux loup de mer, quoi ! Nous étions faits pour nous entendre.
Bénéficiant d’une jolie brise ouest-nord-ouest, nous pouvions espérer rallier les environs d’Erestia en une soixantaine d’heures.
Lorsque le soleil se coucha le lendemain, nous voguions toujours bon plein, bâbord amure, cap au nord. Nous nous trouvions alors à la latitude de Vulty, mais en haute mer, à plus de deux cents miles du littoral. Plus de deux cents miles, cela ne te dit rien ? À la nage, c’est vingt fois la traversée de la Manche. Un quart d’heure plus tard, ce fut la panne.
Oui, c’est un voilier. Si tu me laisses poursuivre, tu vas comprendre.
Plus un brin de vent, il était tombé d’un seul coup. Il avait soufflé à une vingtaine de nœuds et la seconde suivante, plus rien. Pas même l’équivalent d’un battement d’aile de papillon.
Mais non, je ne vais pas évoquer la théorie du chaos.
Tandis que le vaisseau courait sur son erre, les voiles faseyèrent, quand il s’immobilisa, elles pendirent inertes, pitoyables et inutiles.
Au petit matin, le Selkie fowk était toujours paralysé. Le capitaine ordonna aux gabiers de ferler les voiles, son navire était encalminé.
Le genre d’adversité à laquelle les voiliers de ton monde furent parfois confrontés. Vous nommez ça le pot au noir. Mais, nous ne sommes pas dans ta réalité et nous nous trouvions au nord du trente-septième parallèle, très loin de la zone de convergence intertropicale. Mhic-Labhruinn était perplexe, jamais de mémoire de marin, une telle situation n’avait duré plus d’une demi-heure, il décréta le rationnement.
À l’approche de la vingt-cinquième nuit d’elembiu, non seulement nous étions toujours sur une mer d’huile, mais le capitaine annonça à Chandra :
« C’est incompréhensible, pourtant nous dérivons vers l’est. J’ai vérifié à trois reprises, précisa-t-il en reposant son sextant. Nous avons parcouru deux dixièmes de degré de longitude en deux jours. Ainsi, nous nous éloignons de Shay. Lentement, à la vitesse d’un cinquième de nœuds, mais c’est inquiétant. »
Songeur, il descendit du gaillard d’avant, nous le suivîmes, il se pencha par-dessus le bastingage et cracha. Il regarda la chute verticale, digne d’un fil à plomb, de son expectoration jusqu’à ce qu’elle se mêle à l’océan. Après quoi, il releva la tête, me dévisagea, puis Chandra et déclara :
« Ça n’a rien de naturel ! Quelqu’un n’est pas pressé de vous voir à Erestia ! Mais qui ? Pourquoi un Deamhna Aerig 6 vous en voudrait-il ? Non, ce ne sont pas eux ! Quant à l’Alwealda des Angles, pure invention ! Je doute fort qu’il puisse faire quoi que ce soit ! Bon, excusez-moi, mais je dois prendre des mesures ! »
Il fit mettre la chaloupe à la mer, les quatre bancs de nage étaient occupés par deux matelots chacun. On leur jeta une aussière, les avirons commencèrent à plonger dans l’eau pour remorquer le navire, cap à l’ouest.
Je t’avais dit qu’il y avait quelque chose qui me plaisait chez ce vieux forban. Ainsi, j’étais de son avis, je me suis posé la question : qui ? Puis j’ai procédé par élimination.
Comme tu le sais dans ce monde-ci, les Vanir ne survécurent pas au Ragnarök, ce n’était donc pas Njǫrðr 7 qui s’amusait à contrarier les plans du descendant de Jötunn que je suis.
Ce n’était pas plus Kári 8, si ce Jötunn avait appartenu aux rescapés du Ragnarök, il m’aurait plus volontiers aidé que nui.
Alors, tu vas dire que j’ai une tendance paranoïaque… eh ! N’exagère pas ! Je pourrais me laisser aller à te procurer des hallucinations, du genre à te faire interner. Non mais, bon, revenons à nos loups.
Je me fais peut-être des idées, mais j’ai comme l’impression que certains essayent de me faire un enfant dans le dos… non, je ne chipote pas, je reste correct, c’est tout. Oui, peut-être, toutefois dans ma réalité, il n’a jamais existé ni Hellènes, ni Sodome, utiliser cette expression serait de ma part, accepter une colonisation culturelle.
J’aurais dû me méfier, mais tu me connais, j’ai supposé que tout un chacun était comme moi, franc, sincère et dépourvu d’arrière-pensées.
Quand j’avais demandé un service, on me l’avait accordé sans contrepartie, un peu comme s’ils se défaisaient de quelque chose d’encombrant. Plus tard, je découvris grâce à toi je t’en remercie, que son fils débarque comme ça, impromptu, dans mon monde. Puis c’est au tour d’un Nāga. Bientôt, si j’en crois ce qu’il y a dans ta mémoire, ce seront la fifille et sa mère. Eh ! Je t’ai déjà dit merci, ça suffit.
Ça commence à faire beaucoup. Quand un calme plat nous immobilise, que de l’avis de Mhic-Labhruinn « ça n’a rien de naturel ! Quelqu’un n’est pas pressé de [n]ous voir à Erestia ! » Comment veux-tu que je ne pense pas qu’il s’agit d’un coup de Vāyu 9, voire de Rudra 10 lui-même ?
Trois nuits plus tard, toujours pas le moindre brin de vent. Les rameurs arrivaient à compenser la dérive, mais ne rapprochaient le navire du continent que de deux miles par jour. Je te laisse faire le calcul.
Tu imagines la situation ?
Le capitaine, vingt hommes d’équipage, Chandra, Chaitali, une dizaine de loups et moi, coincés au large, sur un navire privé de propulsion. Prudent, Mhic-Labhruinn avait fait embarquer denrées et eau pour deux décades, ainsi que du fourrage destiné à la jument, et de la viande pour ma meute. Mais il avait pensé nous débarquer après quatre jours de mer au maximum. Il n’avait donc prévu que six jours de nourriture pour les quadrupèdes.
Or, nous naviguions, si l’on peut dire, depuis six
Heureusement, Mhic-Labhruinn avait réduit de moitié les rations journalières, diminué de vingt-sept à dix-huit le nombre de pintes 11 d’eau distribuées à la meute et ordonné que l’on cesse de couper le vin d’un quart d’eau. Il restait donc de quoi nourrir les loups les cinq prochains jours. En théorie, ceux-ci peuvent jeûner une semaine. En revanche, la jument, elle, ne pourrait pas se passer de fourrage, et encore moins d’eau. Sans vent, pas d’embrun humide et frais pour lutter contre les rayons du soleil d’été qui chauffaient l’air stagnant dans l’entrepont où elle était installée, il avait été impossible de restreindre ses cinquante-cinq pintes quotidiennes. Il restait seulement deux cent une pintes, soit à peine de quoi abreuver mes quasi-congénères et Chaitali pendant trois jours – parfaitement, je tiens au quasi. Il était hors de question pour Chandra de la laisser dépérir. Bien que flibustier, le capitaine n’aurait, pour rien au monde, sacrifié les passagers que la Bandrui Maebd lui avait confiés, quelle que soit leur nature.
Son équipage lui était fidèle, mais qu’en serait-il quelques nuits plus tard ?
Imagine l’état d’esprit des matelots, tu sais, lorsque l’on tire au sort, car dans ce monde, on ne mange pas d’abord le mousse. Évidemment, sa viande est plus tendre et savoureuse, cependant, il n’est pas question ici de gastronomie, mais seulement de survie ; à une exception près, bien entendu.
J’étais prêt à parier que parmi les chanceux, il y en aurait un – je devinais même lequel – qui déclarerait d’un ton compatissant à celui qui regarderait, effaré, le si petit morceau de paille serré entre son pouce et son index :
« Tue le cheval ! Ça nous fera plus de viande ! »
Bien sûr, je mettrais aussitôt dans la bouche du bosco les mots :
« Plus de viande, mais pas pour toi, car tu te balanceras au bout d’une vergue. À moins que le capitaine ne décide de te donner, vif, aux loups. Eux aussi ont faim. »
À ce moment-là, ce n’était que pures spéculations. Lesquelles ne m’inquiétaient guère. En effet, si influencer en permanence pendant quelques jours une vingtaine de marins n’est pas une partie de plaisir, c’est à ma portée. Par ailleurs, il était très improbable que l’on en arrive à cette extrémité avant que Chaitali ne manque d’eau.
A contrario, dissuader une dizaine de loups affamés de ne pas se repaître de l’un des bipèdes qui déambulent devant eux, voire de plusieurs, c’est bigrement plus compliqué. Leur instinct de survie est beaucoup plus puissant que celui de tes semblables. Toutefois, avec Neige 12, nous devrions les raisonner. Si nous réussissons à contrôler notre propre fringale.
Pendant que… comment dire ? Pendant que nous faisions des ronds dans l’eau ! Non, même pas. Tandis que nous ramions comme des galériens ! Oui ! Bien sûr que non ! Ni Chandra ni moi ne faisions partie de la chiourme. C’est un “nous solidaire” ⸮ Variation du “nous exclusif” qui n’inclut pas le locuteur. En l’occurrence, moi, oublie l’expression “ton humble serviteur”. Ils ? Ça, ce sont les autres. Or, nous étions tous dans la même galère !
Pendant ce temps-là, disais-je. En Erestia, le prisonnier de Niall s’était évadé.
Niamh, Maebd – qui en avait certainement avisé Teafa, Aífe et Scáthach et probablement Liam et Mael –, toi et moi savions qu’il ne s’agissait pas de Chandra, comme le croyait le despote. En revanche, nous étions beaucoup moins nombreux, puisqu’il n’y avait que toi et moi à être au fait de son identité.
Je n’ai eu connaissance des évènements qui s’ensuivirent que bien plus tard.
Avant de te les relater, je dois revenir sur un des points que j’ai évoqués lors de ma première visite dans ta tête.
Je t’ai parlé des êtres pourvus de grandes capacités à l’origine du concept humain de divinité. Penchons-nous sur ceux des mondes de notre planète 13. Ils ont tendance à s’immiscer dans les affaires des hommes. Ainsi qu’une inclination à prendre leur forme – plus rarement celle d’animaux ou autres – pour se mêler à eux, voire y engendrer des hybrides. Sans doute est-ce pour cela que vous les imaginez anthropomorphes ‽
Ils gardent leurs caractéristiques lorsqu’ils se métamorphosent ou s’incarnent ; la différence, c’est que dans le premier cas, les divinités changent d’apparence physique, dans le second, elles se dupliquent : les divinités subsistent dans leur nature, pendant que les avatāroṃ 14 interviennent parmi les mortels.
Chandra, par exemple, j’ignore ce qu’il est exactement.
Est-il un avatara de Chandra ? Puisque quelqu’un a eu la déplorable idée de lui attribuer le nom de l’astre nocturne, pour être plus clair (malgré l’ambiguïté du féminin dont les tiens l’affublent), j’utiliserai “Lune” pour désigner l’astre divin.
Chandra est-il un avatara de la Lune ? Ou bien est-il le métis d’un avatara ?
Toujours est-il que comme elle, il adore briller, être mis en lumière. Il attire le regard, fait rêver, inspire, apaise les craintes, les transforme en émoi et il illumine les nuits.
Comme la Lune, nombreuses sont ses épouses, mais à l’instar d’elle, il n’en aime qu’une. Arrête d’ergoter ! Tu chipotes sur un mot alors que le parallèle est évident. Je dois te le rappeler et tu m’en vois absolument désolé. Pourtant, il ne vole pas au secours d’Aubierge, il court après la briolette afin de sauver Vasikari.
Toute la nuit et la matinée du lendemain, le nāga survola les environs de la ville à la recherche de Gaḍạgaḍạāhaṭa et Rādhikā. Le vol grisait Karuppu ṭirākaṉ, bien qu’il le subît passivement, il ressentait un sentiment de complétion.
Lorsqu’ils repérèrent les chevaux, le nāga se posa à distance raisonnable et effectua un retournement, rendant sa place dans l’espace au fils de Vasikari. Lequel se précipita vers ses montures, qui manifestèrent leur joie de le retrouver.
Pendant qu’il pansait Rādhikā, un débat s’instaura sur ce qu’il convenait de faire entre Ṭirākaṉ et celui que Mélusine avait qualifié de défenseur. Ce dernier argua qu’étant en possession de la briolette, ils devaient revenir sur leurs pas, identifier la porte par laquelle ils étaient entrés dans ce monde, pour regagner le leur et remettre le talisman à Vasikari. Au contraire, le fils de Chandra souhaitait se diriger vers le sud à la recherche de son père, afin de lui rendre le pendentif pour rétablir le lien avec sa mère.
Alors que Karuppu ṭirākaṉ bouchonnait Gaḍạgaḍạāhaṭa, le ton monta – si l’on peut dire. Le nāga, qui avait hâte de réintégrer sa réalité et surtout d’être libéré du partage d’espace, menaça son hôte de le retourner et une fois aux commandes de faire ce qu’il voulait.
Ce fut à cet instant précis qu’un évènement extraordinaire se produisit. L’adolescent le rejeta hors de son espace intrinsèque. Hors de lui, si tu préfères. Voyant une créature sortir de nulle part, auprès de son maître, Gaḍạgaḍạāhaṭa se cabra. Par miracle, Karuppu ṭirākaṉ eut le réflexe de crier « nahīṁ ! », juste avant que le sabot de l’antérieur droit de l’étalon fracasse le crâne de l’infortuné fils de Vācuki abasourdi par son inenvisageable expulsion de (et par) celui sur qui il était chargé de veiller.
Qu’est-ce qui l’avait incité à crier ce “non” en hindi et non dans sa langue maternelle ? Que se serait-il passé sinon ? Gaḍạgaḍạāhaṭa aurait-il porté son coup ? Si oui, quelle aurait été la conséquence immédiate pour la tête du nāga ? Les éventuels corollaires pour Gaḍạgaḍạāhaṭa et Karuppu ṭirākaṉ ? Et, quelles auraient été les répercussions ultérieures ? Toutes questions qu’il est inutile de se poser puisque le jeune Tamoul s’exprima dans la langue dans laquelle le cheval avait été dressé et que celui-ci a obéi à l’ordre reçu.
Sans doute comprends-tu mieux mon rappel sur ceux que vous qualifiez de divinités, mais te rends-tu compte de l’importance que cet évènement a eue pour moi, lorsque je l’ai appris ?
Quand tous deux furent remis de leurs émotions et qu’ils eurent pleinement réalisé leur nouvelle situation, ils reprirent plus sereinement leur discussion sur la stratégie à adopter. Mais, maintenant, le nāga n’avait plus aucun moyen de pression sur le jouvenceau. Celui-ci détenait le pouvoir, son protecteur pouvait bien tenter de rallier Banārasa, il ne le suivrait pas. Le nāga ne pouvait pas plus le contraindre physiquement que l’abandonner, Śiva n’apprécierait pas.
Aussi, prirent-ils la direction du sud, plein sud, conformément au chemin tracé par Mélusine sur la carte qu’elle avait dessinée sur le sable. Chaque jour, tandis que le nāga survolait les terres cultivées et les prairies à la recherche de Chandra, Karuppu ṭirākaṉ monté sur Gaḍạgaḍạāhaṭa ou Rādhikā explorait bois et forêts. Il débitait, aux rares personnes qui ne s’enfuyaient pas en le voyant, un charabia dont le seul mot compréhensible était le nom de son père. Pour toute réponse, il n’obtenait que des haussements d’épaules ou des quolibets.

***
Notes :
1) Non, je ne peux pas, expression consacrée ou pas, non, je ne serai jamais le serviteur de qui que ce soit.
2) C’est moi, qu’il appelle ainsi.
3) Un tel amour mérite une majuscule.
4) Toi et moi savons qu’il n’en est rien, mais comment une humaine pourrait-elle imaginer autre chose ? Tout le monde n’a pas, comme toi, la chance que je lui révèle la vérité.
5) Selkie fowk ➢ créature mythologique écossaise qui peut changer de forme entre phoque et femme.
6) Deamhna Aerig ➢ Démons de l’air (gaélique irlandais). Créatures surnaturelles appartenant à la famille des Áes Síde (les fées).
7) Njǫrðr : Un Vanr, le dieu du vent, surtout des vents marins. Les divinités nordiques appartenaient à trois groupes de natures différentes :
  Æsir ➢ Ases : divinités associées ou apparentées à Óðinn.
  Vanir ➢ vanes : Njǫrðr, son fils Freyr et sa fille Freyja.
  Dísir ➢ Dises : divinités féminines associées à la mort et à la déchéance.
8) Kari : Jötunn, dieu du vent. Fils de Fornjótr dont les deux autres fils, Ægir et Loɣe (Logi) sont respectivement les dieux de la mer et du feu.
9) Vāyu वायु  : Dev देव de l’Air, du Vent et du Souffle de vie. Il est le Vent personnifié.
10) Rudra रुद्र ➢ « Tourmenteur », ou « Furieux ». Le sauvage chef des souffles. Divinité terrible. Prototype védique de Śiva.
11) Une pinte = 0,9305 litre.
12) La fille de Bhediya. cf. Le conteur “… une louvarde, alors âgée d’un an – avait un pelage aussi blanc que celui de son père est noir.”
13) Rappel de notre adresse : troisième planète du système solaire, situé dans le bras d’Orion, de la galaxie Voie lactée, qui appartient à un groupe local de l’amas de la Vierge, dans le superamas de la Vierge, inclus dans le superamas Laniakea.
14) Ne pas confondre avec les hologrammes de Mélenchon (par exemple 😉), les avatāroṃ, qu’ils soient des humains ou des animaux, sont totalement autonomes.

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