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18 novembre 2023

11 – Par-ci, par-là, les uns, les autres

La vérité, ça doit se passer en contrebande.
Il faut la diffuser par bribes, une goutte par-ci,
une goutte par-là, que les gens s’y habituent.
Et non pas comme ça d’un seul coup.
Karel CAPEK

भेड़िया

« Je n’aurais pas mieux dit », pensa le loup en sortant de sa tanière.
Crotte ! J’anticipe.
Salut !
Non, je ne suis pas précieux. Chez les humains, peut-être que le mot “crotte” l’est, mais franchement, tu me vois dire “merde !” ? Ou “le mot de Cambronne”, voire “le mot de cinq lettres”, parce que vous, vous tournez autour de peur de marcher dedans. Vous, vous êtes maniérés : c’est caca, c’est sale, ça sent mauvais, gnan gnan gnan ! Alors que les fèces sont de riches sources d’informations.
Ne voilà-t-il pas que je digresse autant que Chandra.
Quand j’ai dit que j’anticipais, ce n’était bien sûr pas sur le fond, mais sur la forme. En effet, il y a probablement trop longtemps que je ne suis pas venu faire un tour dans ta tête. Ainsi, je constate que tu ne sais rien de ce qui s’est passé depuis :
• Que Chandra, ma meute et ton humble serviteur1 moi embarquâmes pour rallier les environs d’Erestia.
• L’envol de “l’entité” ? La “chimère” ? J’ignore comment qualifier l’imbrication du nāga avec Karuppu ṭirākaṉ.
• L’angoissante question que se posa Aubierge, quand elle reprit connaissance.
Je vais donc te le relater.
Comment Aubierge devint languide.
En cette nuit de nouvelle lune, la vingt-sixième d’elembiu, Aubierge était blanche comme un linge, hébétée. La scène à laquelle elle venait d’assister l’avait terrifiée au point de lui faire perdre connaissance. Quand elle reprit conscience, la transformation persistait sur ses rétines. Le visage du jeune homme s’était mis à bouillonner, ses vêtements furent agités, à l’évidence, par des cloques qui enflaient et se résorbaient sur tout son corps. Ensuite, il gonfla, comme le lait qui bout et fut submergé, ainsi que ses habits, par une créature écailleuse dépourvue de jambes. Laquelle lui arracha le diamant rose, traversa la pièce avec aisance sur son long appendice caudal, se jeta par la fenêtre et déploya de larges ailes qui claquèrent dans le vent.
Quand elle ouvrit les yeux, une question s'imposa à elle.
Qui avait pénétré dans sa chambre ?
Lorsque Niall l’avait traînée jusqu’à la cellule de Chandra, elle avait reconnu ses traits. La peau noire, le crâne nu et brillant, ainsi que l’âge, lui firent comprendre que ce n’était pas celui qu’elle redoutait de voir là. Cependant, la ressemblance était telle qu’elle imagina que ce pouvait être le fils de son bien-aimé. Puis, il s’était mis à parler dans une langue indéchiffrable, qu’elle supposa être celle du monde lointain d’où venait son père.
À présent, elle se demandait comment il avait pu sortir de sa geôle et parvenir jusque dans sa chambre.
Elle l’avait accueilli, l’avait chéri, lui avait fait toucher son ventre afin qu’il perçoive celui qui grandissait en elle. En échange, il avait baragouiné des mots inintelligibles à l’exception d’un : “Chandra”. Après, il s’était transformé, lui avait arraché le diamant rose et s’était envolé par la fenêtre
Les affirmations de Niall lui revinrent en tête :
« Chandra est un démon, on ne peut déduire un âge de son apparence, il a sans doute des milliers d’années. Et, nous le voyions maintenant sous sa véritable tournure. C’est le þyrs 2, dont il n’est qu’une marionnette, qui l’habille de la forme humaine sous laquelle il s’est présenté au palais d’Alastyn. »
Le despote avait-il raison ?
Était-ce Chandra ? Son fils ? Un autre ? Ou autre chose ?
Il était noir, s’exprimait dans la langue des enfers, avait dérobé le bijou qui, à n’en point douter, était un talisman, s’était métamorphosé et s’était échappé à tire-d’aile.
« Alwealda ! Comment est-ce possible ? Il avait des écailles et des ailes ! Niall aurait-il raison ? Chandra est-il un démon ? » envisagea-t-elle, alors que Niall, incrédule, hurlait : « Envolé ? »
C’était un démon, concéda-t-elle, accablée.
Hé ! Non ! Je ne me répète pas. Après l’exposé de la situation, je te raconte ses pensées telles que je les ai lues dans sa mémoire. Très franchement, si tu étais Aubierge, tu aurais été toi aussi en boucle pendant les quelques secondes où elle se remémora les évènements, les analysa et les disséqua sans trouver la moindre chose qui infirme les dires de Niall.
Cette réponse ne lui suffisait pas. Elle voulut comprendre. Une pernicieuse hypothèse émergea dans son esprit. Niall avait vu juste, c’était bien Chandra. Il était venu récupérer le pendentif fétiche qu’elle avait innocemment chapardé.
Ce n’était qu’une taquinerie, elle avait eu l’intention de le lui rendre, après avoir paradé devant lui, quand il l’aurait rejointe. Malheureusement, les serres de l’effroyable despote s’étaient refermées sur son bras et il ne l’avait plus lâchée avant leur embarquement pour Erestia.
La briolette contenait-elle un charme qui lui permettait de conserver la forme de celui qu’elle avait tant aimé ? Ce succédané adolescent noir, était-ce l’apparence la plus proche qu’il puisse prendre sans le diamant rose ?
Puis, la conviction « Chandra est un démon ! » percuta violemment la réalité « Chandra est le père de mon enfant ! »
De l’explosion qui s’ensuivit naquit l’interrogation qui la plongea dans un état de consternation et d’affliction profond. « Alwealda ! Un démon croît-il en moi ? »
En bien moins de temps qu’il m’en fallut pour te le conter, elle était passée de l’étonnement provoqué par la visite à l’affection pour le fils de Chandra. De cette affection à la terreur suscitée par sa transfiguration en “démon”. De la terreur à l’angoisse et de l’angoisse à l’abattement.
Elle avait été si heureuse, avait ressenti un bonheur inimaginable, leur Amour 3 était incommensurable. Ils n’avaient partagé qu’une nuit, mais cet Amour la comblait, il était tout pour elle. Sans cet Amour et son fruit, elle se serait donné la mort.
Patatras ! Sans avertissement, le tonnerre retentit, le monde se déchira. La clé de voûte de son univers était un mensonge ; quand il se dissipa, tout s’écroula.
La mélancolie se saisit d’elle.
Elle perdit l’appétit. Absente, elle était sourde aux injonctions de Niall. Celui-ci ordonna aux dames de compagnie de la faire manger, de force si nécessaire. La survie de l’enfant était en jeu.
Du néant où elle errait, elle perçut l’inquiétude du despote. Un sentiment qu’elle ignorait, le sarcasme, ébranla son indifférence, un bref instant. « Stupide et épouvantable monstre, ne comprends-tu pas que cet enfant, que tu présentes à tous comme le tien, est celui d’un démon ? »
Apathique, elle n’était plus qu’une créature indolente, dépourvue de volonté. On la levait, la toilettait, l’habillait, la faisait marcher, l’asseyait, la faisait manger (comme une petite fille), lui lisait les livres sacrés, la dévêtait et la couchait.
Les nuits passaient sans aucune amélioration. Les dames de compagnie furent affectées à d’autres tâches. Ainsi que le beorn wiðinnan þá weallas chargé d’épier ce qui se passait et se disait dans la chambre – nommé la vingt-septième nuit d’elembiu en remplacement de feu son prédécesseur. Son état la dispensait de surveillance. Il ne resta que la chambrière pour s’occuper de la baronne Martô.
La funeste nuit, la soubrette avait été réveillée par des bruits de voix, le terrible cri horrifié, poussé par Aubierge, l’avait fait bondir hors de la garde-robe pour apercevoir le démon repartir par où il était venu 4, après avoir flétri l’esprit d'Aubierge. Elle se prit d’affection pour sa maîtresse.
Plus attentive que ne l’avaient été les suppôts du despote, la première nuit d’aedrini, elle eut l’idée de faire asseoir Aubierge là où elle l’avait si souvent vue : auprès de la fenêtre. Cela ne sortit pas sa maîtresse de son engourdissement. Bien que la lumière du premier croissant baignât le visage de celle-ci, elle ne leva pas les yeux vers l’astre jadis tant aimé.
Son âme avait quitté son corps.
Malgré les bons soins et la prévenance de la camériste, la huitième nuit d’aedrini, l’enfant cessa de bouger.
Ce n’est que bien plus tard que l’information atteignit les confins du désespoir où divaguait Aubierge. Sans éveiller le moindre sentiment chez celle qui n’avait pas posé la main sur son ventre depuis la nuit fatidique.
erait-ce une larme qui trouble ta vue ?
Non, me prendrais-tu pour un crocodile ? Les loups ne pleurent pas !
Hé ! Tu veux savoir ce qu’en pense le pisse-copie ?
Il pense que j’aurais dû intituler ce sous-chapitre :
« La femme de peu de foi. »
Je dois te dire que je te révèle les choses dans l’ordre où elles se sont produites.
J’aurais pu te les rapporter dans celui où j’en ai eu vent, mais cela aurait impliqué de nombreuses analepses.
Oui, il y en a qui adorent cela (mais non, je ne fais pas allusion à toi), d’authentiques virtuoses littéraires (bien sûr, tu en fais partie, d’ailleurs le pluriel est de pure forme).
Pour toi, l’humble Divinus lupus giganteus que je suis a fait l’effort de rétablir approximativement la chronologie des événements, faits et agissements dont j’ai eu connaissance.
Pourquoi cet à-peu-près ?
C’est très simple : certaines actions se prolongent, voire s’éternisent, alors que d’autres sont brèves et éventuellement concomitantes aux plus longues. Où placer ces dernières dans mon récit ? Avant ou après la ou les courtes survenues durant leur développement ou stagnation.
Oui, je sais, je ratisse large, mais j’inclus toutes les situations dans ce préliminaire.
J’ai choisi de commencer par le sort de celle dont tu te préoccupes le plus. J’attire néanmoins ton attention sur le fait que je ne t’en veux même pas, alors que je pourrais parfaitement te rendre la vie cauchemardesque au point que tu ne penses plus qu’à moi. Tu as de la chance, car j’ai d’autres soucis.
Venons-en à ce qu’il advint des autres protagonistes.
À tout seigneur, tout honneur !
L’après-midi précédant la vingt-deuxième nuit d’elembiu, Chandra, la meute et moi (as-tu remarqué l’absence de majuscule à ma désignation ?) avions embarqué à bord du Selkie fowk 5, un brick-goélette qui tenait son nom de sa figure de proue. La partie émergée reproduisait un torse de femme et celle immergée, les membres postérieurs d’un phoque.
Son capitaine, Sìm Mhic-Labhruinn, était né l’année de l’invasion de la contrée de Shannon par les Angles, dans un village situé sur la rive sud d’an abhainn ag tonnail. À l’âge de dix ans, il avait vu sa forgeronne de mère mourir, transpercée par une lance. Elle avait préalablement – en tentant de les empêcher de se saisir du bàrd local, lequel était le père de Sìm – brisé le crâne de deux chevaliers de la foi, en martelant leurs heaumes.
Afin que la vision de son paternel brûlé vif lui soit épargnée, un cousin, de passage au village, fit franchir le fleuve à Sìm. Essayant d’ignorer les flammes du bûcher, tous deux suivirent la berge shanyane du cours d’eau jusqu’à son estuaire. Là, il s’avéra que ce cousin était un des marins du célèbre capitaine Dabhag Ó Croidheagan. Le flibustier enrôla le jeune Sìm comme mousse à bord de son brick, l’An taibhse fánacha.
Comme chacun le sait, Dabhag Ó Croidheagan attaquait exclusivement les navires shannonnais, il bénéficiait d’une indulgente hospitalité dans les ports shanylois et shanyans. Il s’y avitaillait et y écoulait ses prises.
Vingt-six ans plus tard, ayant franchi tous les échelons, Mhic-Labhruinn était le quartier-maître l’An taibhse fánacha, lorsqu’ils capturèrent un brick-goélette. Dabhag Ó Croidheagan en confia le commandement à Sìm, dont il fit son second. Le vaisseau fut renommé Selkie fowk ⁽²⁾ et son bestion sculpté à son image.
Cinq ans après, la huit simivis 854, un grain drossa l’An taibhse fánacha sur des récifs. L’équipage du Selkie fowk repêcha tous les matelots du vaisseau qui s’abîmait dans les flots, mais Dabhag Ó Croidheagan choisit de sombrer avec son brick.
Depuis l’accession au pouvoir de Niall et la reprise des persécutions religieuses, Sìm Mhic-Labhruinn s’était spécialisé dans l’exfiltration de ban-draoidhean et de tout autre de ses concitoyens activement recherchés par les chevaliers de la foi.
Je te raconte tout cela pour que tu comprennes que notre capitaine était un marin aguerri qui connaissait chaque recoin de la côte shannonnaise. Un vieux loup de mer, quoi ! Nous étions faits pour nous entendre.
Bénéficiant d’une jolie brise ouest-nord-ouest, nous pouvions espérer rallier les environs d’Erestia en une soixantaine d’heures.
Lorsque le soleil se coucha le lendemain, nous voguions toujours bon plein, bâbord amure, cap au nord. Nous nous trouvions alors à la latitude de Vulty, mais en haute mer, à plus de deux cents miles du littoral. Plus de deux cents miles, cela ne te dit rien ? À la nage, c’est vingt fois la traversée de la Manche. Un quart d’heure plus tard, ce fut la panne.
Oui, c’est un voilier. Si tu me laisses poursuivre, tu vas comprendre.
Plus un brin de vent, il était tombé d’un seul coup. Il avait soufflé à une vingtaine de nœuds et la seconde suivante, plus rien. Pas même l’équivalent d’un battement d’aile de papillon.
Mais non, je ne vais pas évoquer la théorie du chaos.
Tandis que le vaisseau courait sur son erre, les voiles faseyèrent, quand il s’immobilisa, elles pendirent inertes, pitoyables et inutiles.
Au petit matin, le Selkie fowk était toujours paralysé. Le capitaine ordonna aux gabiers de ferler les voiles, son navire était encalminé.
Le genre d’adversité à laquelle les voiliers de ton monde furent parfois confrontés. Vous nommez ça le pot au noir. Mais, nous ne sommes pas dans ta réalité et nous nous trouvions au nord du trente-septième parallèle, très loin de la zone de convergence intertropicale. Mhic-Labhruinn était perplexe : jamais, de mémoire de marin, une telle situation n’avait duré plus d’une demi-heure ; il décréta le rationnement.
À l’approche de la vingt-cinquième nuit d’elembiu, non seulement nous étions toujours sur une mer d’huile, mais le capitaine annonça à Chandra :
« C’est incompréhensible, pourtant nous dérivons vers l’est. J’ai vérifié à trois reprises, précisa-t-il en reposant son sextant. Nous avons parcouru deux dixièmes de degré de longitude en deux jours. Ainsi, nous nous éloignons de Shay. Lentement, à la vitesse d’un cinquième de nœuds, mais c’est inquiétant. »
Songeur, il descendit du gaillard d’avant. Nous le suivîmes ; il se pencha par-dessus le bastingage et cracha. Il regarda la chute verticale, digne d’un fil à plomb, de son expectoration jusqu’à ce qu’elle se mêle à l’océan. Après quoi, il releva la tête, me dévisagea, puis Chandra, et déclara :
« Ça n’a rien de naturel ! Quelqu’un n’est pas pressé de vous voir à Erestia ! Mais qui ? Pourquoi un Deamhna Aerig 6 vous en voudrait-il ? Non, ce ne sont pas eux ! Quant à l’Alwealda des Angles, pure invention ! Je doute fort qu’il puisse faire quoi que ce soit ! Bon, excusez-moi, mais je dois prendre des mesures ! »
Il fit mettre la chaloupe à la mer, les quatre bancs de nage étaient occupés par deux matelots chacun. On leur jeta une aussière, les avirons commencèrent à plonger dans l’eau pour remorquer le navire, cap à l’ouest.
Je t’avais dit qu’il y avait quelque chose qui me plaisait chez ce vieux forban. Ainsi, j’étais de son avis, je me suis posé la question : qui ? Puis j’ai procédé par élimination.
Comme tu le sais dans ce monde-ci, les Vanir ne survécurent pas au Ragnarök, ce n’était donc pas Njǫrðr 7 qui s’amusait à contrarier les plans du descendant de Jötunn que je suis.
Ce n’était pas plus Kári 8, si ce Jötunn avait appartenu aux rescapés du Ragnarök, il m’aurait plus volontiers aidé que nuit.
Alors, tu vas dire que j’ai une tendance paranoïaque… eh ! N’exagère pas ! Je pourrais me laisser aller à te procurer des hallucinations, du genre à te faire interner. Non mais, bon, revenons à nos loups.
Je me fais peut-être des idées, mais j’ai comme l’impression que certains essayent de me faire un enfant dans le dos… non, je ne chipote pas, je reste correct, c’est tout. Oui, peut-être, toutefois dans ma réalité, il n’a jamais existé ni Hellènes, ni Sodome, utiliser cette expression serait accepter une colonisation culturelle.
J’aurais dû me méfier, mais tu me connais, j’ai supposé que tout un chacun était comme moi, franc, sincère et dépourvu d’arrière-pensées.
Quand j’avais demandé un service, on me l’avait accordé sans contrepartie, un peu comme s’ils se défaisaient de quelque chose d’encombrant. Plus tard, je découvris grâce à toi je t’en remercie, que son fils débarque comme ça, impromptu, dans mon monde. Puis c’est au tour d’un Nāga. Bientôt, si j’en crois ce qu’il y a dans ta mémoire, ce seront la fifille et sa mère. Eh ! Je t’ai déjà dit merci, ça suffit.
Ça commence à faire beaucoup. Quand un calme plat nous immobilise, que de l’avis de Mhic-Labhruinn « ça n’a rien de naturel ! Quelqu’un n’est pas pressé de [n]ous voir à Erestia ! » Comment veux-tu que je ne pense pas qu’il s’agit d’un coup de Vāyu 9, voire de Rudra 10 lui-même ?
Trois nuits plus tard, toujours pas le moindre brin de vent. Les rameurs arrivaient à compenser la dérive, mais ne rapprochaient le navire du continent que de deux miles par jour. Je te laisse faire le calcul.
Tu imagines la situation ?
Le capitaine, vingt hommes d’équipage, Chandra, Chaitali, une dizaine de loups et moi, coincés au large, sur un navire privé de propulsion. Prudent, Mhic-Labhruinn avait fait embarquer denrées et eau pour deux décades, ainsi que du fourrage destiné à la jument, et de la viande pour ma meute. Mais il avait pensé nous débarquer après quatre jours de mer au maximum. Il n’avait donc prévu que six jours de nourriture pour les quadrupèdes.
Or, nous naviguions, si l’on peut dire, depuis six.
Heureusement, Mhic-Labhruinn avait réduit de moitié les rations journalières, diminué de vingt-sept à dix-huit le nombre de pintes 11 d’eau distribuées à la meute et ordonné que l’on cesse de couper le vin d’un quart d’eau. Il restait donc de quoi nourrir les loups les cinq prochains jours. En théorie, ceux-ci peuvent jeûner une semaine. En revanche, la jument, elle, ne pourrait pas se passer de fourrage, et encore moins d’eau. Sans vent, pas d’embrun humide et frais pour lutter contre les rayons du soleil d’été qui chauffaient l’air stagnant dans l’entrepont où elle était installée, il avait été impossible de restreindre ses cinquante-cinq pintes quotidiennes. Il restait seulement deux cent une pintes, soit à peine de quoi abreuver mes quasi-congénères et Chaitali pendant trois jours – parfaitement, je tiens au quasi. Il était hors de question pour Chandra de la laisser dépérir. Bien que flibustier, le capitaine n’aurait, pour rien au monde, sacrifié les passagers que la Bandrui Maebd lui avait confiés, quelle que soit leur nature.
Son équipage lui était fidèle, mais qu’en serait-il quelques nuits plus tard ?
Imagine l’état d’esprit des matelots, tu sais, lorsque l’on tire au sort, car dans ce monde, on ne mange pas d’abord le mousse. Évidemment, sa viande est plus tendre et savoureuse, cependant, il n’est pas question ici de gastronomie, mais seulement de survie ; à une exception près, bien entendu.
J’étais prêt à parier que parmi les chanceux, il y en aurait un – je devinais même lequel – qui déclarerait d’un ton compatissant à celui qui regarderait, effaré, le si petit morceau de paille serré entre son pouce et son index :
« Tue le cheval ! Ça nous fera plus de viande ! »
Bien sûr, je mettrais aussitôt dans la bouche du bosco les mots :
« Plus de viande, mais pas pour toi, car tu te balanceras au bout d’une vergue. À moins que le capitaine ne décide de te donner, vif, aux loups. Eux aussi ont faim. »
À ce moment-là, ce n’était que pures spéculations. Lesquelles ne m’inquiétaient guère. En effet, si influencer en permanence pendant quelques jours une vingtaine de marins n’est pas une partie de plaisir, c’est à ma portée. Par ailleurs, il était très improbable que l’on en arrive à cette extrémité avant que Chaitali ne manque d’eau.
A contrario, dissuader une dizaine de loups affamés de ne pas se repaître de l’un des bipèdes qui déambulent devant eux, voire de plusieurs, c’est bigrement plus compliqué. Leur instinct de survie est beaucoup plus puissant que celui de tes semblables. Toutefois, avec Neige 12, nous devrions les raisonner. Si nous réussissons à contrôler notre propre fringale.
Pendant que… comment dire ? Pendant que nous faisions des ronds dans l’eau ! Non, même pas. Tandis que nous ramions comme des galériens ! Oui ! Bien sûr que non ! Ni Chandra ni moi ne faisions partie de la chiourme. C’est un “nous solidaire” ⸮ Variation du “nous exclusif” qui n’inclut pas le locuteur. En l’occurrence, moi, oublie l’expression “ton humble serviteur”. Ils ? Ça, ce sont les autres. Or, nous étions tous dans la même galère !
Pendant ce temps-là, disais-je. En Erestia, le prisonnier de Niall s’était évadé.
Niamh, Maebd – qui en avait certainement avisé Teafa, Aífe et Scáthach et probablement Liam et Mael –, toi et moi savions qu’il ne s’agissait pas de Chandra, comme le croyait le despote. En revanche, nous étions beaucoup moins nombreux, puisqu’il n’y avait que toi et moi à être au fait de son identité.
Je n’ai eu connaissance des évènements qui s’ensuivirent que bien plus tard.
Avant de te les relater, je dois revenir sur un des points que j’ai évoqués lors de ma première visite dans ta tête.
Je t’ai parlé des êtres pourvus de grandes capacités à l’origine du concept humain de divinité. Penchons-nous sur ceux des mondes de notre planète 13. Ils ont tendance à s’immiscer dans les affaires des hommes. Ainsi qu’une inclination à prendre leur forme – plus rarement celle d’animaux ou autres – pour se mêler à eux, voire y engendrer des hybrides. Sans doute est-ce pour cela que vous les imaginez anthropomorphes ‽
Ils gardent leurs caractéristiques lorsqu’ils se métamorphosent ou s’incarnent ; la différence, c’est que dans le premier cas, les divinités changent d’apparence physique, dans le second, elles se dupliquent : les divinités subsistent dans leur nature, pendant que les avatāroṃ 14 interviennent parmi les mortels.
Chandra, par exemple, j’ignore ce qu’il est exactement.
Est-il un avatāra de Chandra ? Puisque quelqu’un a eu la déplorable idée de lui attribuer le nom de l’astre nocturne, pour être plus clair (malgré l’ambiguïté du féminin dont les tiens l’affublent), j’utiliserai “Lune” pour désigner l’astre divin.
Chandra est-il un avatāra de la Lune ? Ou bien est-il le métis d’un avatāra ?
Toujours est-il que comme elle, il adore briller, être mis en lumière. Il attire le regard, fait rêver, inspire, apaise les craintes, les transforme en émoi et il illumine les nuits.
Comme la Lune, nombreuses sont ses épouses, mais à l’instar d’elle, il n’en aime qu’une. Arrête d’ergoter ! Tu chipotes sur un mot alors que le parallèle est évident. Je dois te le rappeler et tu m’en vois absolument désolé. Pourtant, il ne vole pas au secours d’Aubierge, il court après la briolette afin de sauver Vasikari.
Toute la nuit et la matinée du lendemain, le nāga survola les environs de la ville à la recherche de Gaḍạgaḍạāhaṭa et Rādhikā. Le vol grisait Karuppu ṭirākaṉ, bien qu’il le subît passivement, il ressentait un sentiment de complétion.
Lorsqu’ils repérèrent les chevaux, le nāga se posa à distance raisonnable et effectua un retournement, rendant sa place dans l’espace au fils de Vasikari. Lequel se précipita vers ses montures, qui manifestèrent leur joie de le retrouver.
Pendant qu’il pansait Rādhikā, un débat s’instaura sur ce qu’il convenait de faire entre Ṭirākaṉ et celui que Mélusine avait qualifié de défenseur. Ce dernier argua qu’étant en possession de la briolette, ils devaient revenir sur leurs pas, identifier la porte par laquelle ils étaient entrés dans ce monde, pour regagner le leur et remettre le talisman à Vasikari. Au contraire, le fils de Chandra souhaitait se diriger vers le sud à la recherche de son père, afin de lui rendre le pendentif pour rétablir le lien avec sa mère.
Alors que Karuppu ṭirākaṉ bouchonnait Gaḍạgaḍạāhaṭa, le ton monta – si l’on peut dire. Le nāga, qui avait hâte de réintégrer sa réalité et surtout d’être libéré du partage d’espace, menaça son hôte de le retourner et une fois aux commandes de faire ce qu’il voulait.
Ce fut à cet instant précis qu’un évènement extraordinaire se produisit. L’adolescent le rejeta hors de son espace intrinsèque. Hors de lui, si tu préfères. Voyant une créature sortir de nulle part, auprès de son maître, Gaḍạgaḍạāhaṭa se cabra. Par miracle, Karuppu ṭirākaṉ eut le réflexe de crier « nahīṁ ! », juste avant que le sabot de l’antérieur droit de l’étalon fracasse le crâne de l’infortuné fils de Vācuki abasourdi par son inenvisageable expulsion de (et par) celui sur qui il était chargé de veiller.
Qu’est-ce qui l’avait incité à crier ce “non” en hindi et non dans sa langue maternelle ? Que se serait-il passé sinon ? Gaḍạgaḍạāhaṭa aurait-il porté son coup ? Si oui, quelle aurait été la conséquence immédiate pour la tête du nāga ? Les éventuels corollaires pour Gaḍạgaḍạāhaṭa et Karuppu ṭirākaṉ ? Et, quelles auraient été les répercussions ultérieures ? Toutes questions qu’il est inutile de se poser puisque le jeune Tamoul s’exprima dans la langue dans laquelle le cheval avait été dressé et que celui-ci a obéi à l’ordre reçu.
Sans doute comprends-tu mieux mon rappel sur ceux que vous qualifiez de divinités, mais te rends-tu compte de l’importance que cet évènement a eue pour moi, lorsque je l’ai appris ?
Quand tous deux furent remis de leurs émotions et qu’ils eurent pleinement réalisé leur nouvelle situation, ils reprirent plus sereinement leur discussion sur la stratégie à adopter. Mais, maintenant, le nāga n’avait plus aucun moyen de pression sur le jouvenceau. Celui-ci détenait le pouvoir, son protecteur pouvait bien tenter de rallier Banārasa, il ne le suivrait pas. Le nāga ne pouvait pas plus le contraindre physiquement que l’abandonner, Śiva n’apprécierait pas.
Aussi, prirent-ils la direction du sud, plein sud, conformément au chemin tracé par Mélusine sur la carte qu’elle avait dessinée sur le sable. Chaque jour, tandis que le nāga survolait les terres cultivées et les prairies à la recherche de Chandra, Karuppu ṭirākaṉ monté sur Gaḍạgaḍạāhaṭa ou Rādhikā explorait bois et forêts. Il débitait, aux rares personnes qui ne s’enfuyaient pas en le voyant, un charabia dont le seul mot compréhensible était le nom de son père. Pour toute réponse, il n’obtenait que des haussements d’épaules ou des quolibets.
Lorsque cela se produisit, à quelques heures de la première nuit d’aedrini, je dormais. Hé oui, cela m’arrive, comme à tout le monde. J’avais confié la veille à Chandra, mais il s’était assoupi. Sans doute attendais-je trop de lui. Bien sûr, pour remplir la fonction justifiant sa présence en mon monde, il était tout à fait compétent – je dirais même parfait. Mais, pour veiller et me prévenir s’il décelait les prémices d’un fâcheux évènement, tel qu’un carnage, c’était beaucoup lui demander. Probablement aurait-il fallu qu’une femme fût à bord pour le tenir éveillé.
Je vais donc te relater les péripéties comme je les ai lues dans la mémoire de Mhic-Labhruinn lors de notre huitième jour de mer.
Celui-ci, plongé dans ses pensées, faisait les cent pas sur la dunette que le second et le bosco avaient prudemment désertée. La situation le préoccupait au plus haut point. Il sentait venir la catastrophe. Mais, il ignorait quelle forme elle prendrait. Les loups de son passager allaient-ils se jeter sur les membres de l’équipage ou certains de ceux-ci allaient-ils tuer la jument, voire se mutiner ? Tiraillé entre son respect de la parole donnée à la Bandrui Maebd et son devoir envers ses matelots. Il cherchait inlassablement une issue à ce dilemme, lorsque le préposé à l’étrave s’écria :
« Capitaine, la chaloupe ! »
Paradoxalement, l’interpellation soulagea Mhic-Labhruinn : il se passait enfin quelque chose et le ton était empreint de stupéfaction ; non de terreur ou de consternation annonciatrice de l’un des désastres qu’il redoutait. Instantanément, son regard se dirigea vers l’embarcation. Ahuri, il n’en vit que la moitié arrière : le reste avait disparu comme dans un banc de brume aussi épais qu’une purée de pois. À un détail près, le ciel était limpide, pas le moindre petit nuage et encore moins de brouillard. Les pelles des avirons plongèrent dans l’eau, les mains poussèrent sur les manches, et le cul du canot pénétra à son tour dans l’invisible.
Oui, bien sûr, tu as parfaitement compris ce qu’il s’est passé. Mais, sans vouloir de contrarier, tu n’as pas eu un éclair de génie. C’est quand même la troisième itération de ce phénomène depuis le début de ce récit. Laisse-moi finir de te conter comment l’ont perçu ceux pour qui c’était inédit.
Le cerveau du vieux loup de mer ne mit qu’une poignée de secondes pour trouver une explication apte à le rasséréner ainsi que l’équipage :
« Un mirage ! Il y a un mirage devant nous, la chaloupe l’a traversé, d’ailleurs, vous voyez bien que l’aussière reste tendue ! » lança-t-il à ses hommes.
À peine avait-il énoncé ces mots que ledit cordage commença à se balancer, légèrement, de tribord à bâbord ; puis se relâcha et finit par s’abîmer dans l’océan. Le Selkie fowk courut sur son erre avant de s’arrêter alors que sa proue ainsi que le matelot y étant posté venaient de disparaître. Mhic-Labhruinn se précipita à l’étrave du navire, stoppant devant… comment dire ? L’absence d’une partie du vaisseau. Après quelques instants de réflexion, il se résolut à tâter du pied là où aurait dû se trouver le pont. Il avança donc le droit, il s’évanouit, il le recula aussitôt pour le reposer à côté du gauche. Les yeux écarquillés, soulagé, il constata qu’il était entier. Lorsqu’il releva la tête, il eut sous les yeux : la proue, le préposé à l’étrave hébété, la chaloupe ballottée par les flots, les huit nageurs qui souquaient ferme et à quelques encablures, droit devant, la terre. À droite, à gauche, à perte de vue, un continent. Il comprit qu’il avait traversé le “mirage”.
« Terre ! » « Terre ! droit devant ! » Les cris retentissants, depuis la hune, l’amenèrent à se retourner, juste à temps pour voir le château arrière du Selkie fowk émerger de nulle part. C’est alors qu’il réalisa que le brick-goélette roulait sous ses pieds et qu’un vent de travers lui fouettait la joue droite.
« Hissez la brigantine, le flèche en cul et le phare carré 15 ! ordonna-t-il. Avant d’ajouter : Timonier, le cap ?
— Plein nord, capitaine !
— Cap au 270 ! puis se tournant vers la proue : laissez courir ! Avirons en dedans ! »
Le roulis et les cris m’avaient réveillé. Aussitôt, j’allais visiter le cerveau de Chandra pour m’informer de ce qui se passait. Je me retrouvais dans un monde fantasmagorique, partout autour de lui se trouvaient des femmes plus ravissantes les unes que les autres. Vingt-six formaient une sphère dont il était le centre – d’autres, gravides, gravitaient au loin –, toutes tentaient de le séduire. Les unes entonnaient des chants envoûtants, d’autres déclamaient des poèmes enchanteurs ou exécutaient des danses lascives ; certaines laissaient audacieusement leurs doigts courir sur leur corps, plusieurs le frôlèrent, lui susurrant des mots tendres, voire coquins. Mais il ne brillait que pour de la vingt-septième. La beauté noire à l’intimité incandescente chatoyait dans sa lumière. Il n’avait d’yeux que pour admirer sa splendeur ; d’oreilles que pour écouter sa voix mélodieuse ; de peau que pour en caresser la sienne ; de nez que pour s’enivrer de sa fragrance ; de goût que pour se délecter de son essence et de désir que pour elle. Elle se donnait à lui. D’elle jaillissaient des étincelles qui rougeoyaient dans le ciel nocturne.
Je chassais la fascination, il y avait urgence.
Rêvait-il, se souvenait-il, ou vacant, laissait-il place à l’astre divin ? Toujours est-il qu’il dormait et que j’avais un impérieux besoin de lui : en effet, pour tous à bord, à commencer par le capitaine, Chandra était mon maître et moi la bestiole qui traînait dans ses pattes. Non, je ne trouve pas ça humiliant, ce ne sont que des humains. T’intéresses-tu à ce que les fourmis pensent de toi ?
Alors tant pis pour Chandra, la nécessité faisant loi… Pour honnête, ce fut avec un malin plaisir que j’interrompis ses divines amours par un “RÉVEILLE-TOI !” hurlé dans cet univers onirique. Après tout, il s’était endormi pendant son tour de veille. “Il se passe quelque chose, montons vite sur le pont.”
∞∞
Nous arrivâmes sur celui-ci alors que Mhic-Labhruinn criait aux rameurs :
« Laissez courir ! Avirons en dedans ! »
Avant que le capitaine n’ajoute quoi que ce soit, le bosco avait affecté cinq hommes au cabestan pour virer l’aussière.
Une fois le vaisseau vent debout, le roulis fut remplacé par un léger tangage, moins gênant pour l’accostage.
Lorsque la chaloupe fut en abord, sous le bossoir, on amena les élingues, les nageurs les fixèrent à l’embarcation par les manilles. Puis, utilisant les tire-vieilles 16, ils pénétrèrent par un sabord. Sur le pont, des matelots poussant sur les anspects relevèrent le canot.
Les ordres fusaient, les gabiers s’activaient dans le gréement. Nous attendîmes patiemment que Mhic-Labhruinn s’adresse à nous. Non, je ne suis pas allé fouiller dans sa tête, il n’y avait pas eu de catastrophe – croyais-je. Bien au contraire, le vent était de retour et la terre était en vue.
Dès que le calme revint à bord, le capitaine nous relata ce qui s’était passé. Lorsqu’il conta la disparition de la chaloupe derrière un mirage et ce qui se produisit ensuite, Chandra déclara :
« Je sais… »
Je l’arrêtais aussitôt, il était inutile, voire préjudiciable d’évoquer sa connaissance des transferts intermondes. Même si je soupçonnais que cela soit le cas. Par conséquent, tandis que j’ignorais où nous avions bien pu amerrir, je pris les commandes et lui fis terminer sa phrase par :
« … pas comment vous avez fait pour garder votre sang-froid ! »
Oui, bien sûr, l’omission de la première partie du morphème disjoint de négation surprend de la part de Chandra dont la langue est particulièrement châtiée, mais Mhic-Labhruinn ne prêtait guère attention à ce que Chandra lui disait, car la vigie s’époumonait depuis la hune.
« Pas d’embouchure en vue à l’ouest, jusqu’à l’horizon, mais deux passes mènent dans une lagune. Impossible de voir si elle est assez profonde pour le Selkie fowk. À l’est, je ne vois rien derrière le cap qui se trouve à moins de cinq milles 17.
— Timonier, cap sur ce cap ! ordonna le capitaine. Mais où sommes-nous ? Cette côte ne me dit rien ! Excusez-moi Chandra, mais je dois faire le point. »
Sur ces mots, il se rendit dans sa cabine, s’empara d’un appareil proche de celui que dans ton monde on nomme astrolabe, prit des mesures et fit des calculs.
Pendant ce temps, ceux qui s’étaient tenus sur le premier banc de nage de l’embarcation narraient leur aventure : comment, après avoir, semblait-il, à tous deux, battu des cils, ils avaient vu la terre, là, à moins d’un mille. Ils avaient cessé de ramer, avaient regardé derrière eux, avaient découvert ceux du deuxième banc, bouches ouvertes, et la moitié seulement de ceux du troisième. Non, pas un des deux, l’avant de chacun d’eux, comme s’ils avaient été tranchés de haut en bas, comme la chaloupe qui ne prenait pourtant pas l’eau. Terrorisés, ils les avaient vus s’extraire de nulle part, puis ce sont ceux du quatrième qui apparurent.
Ces derniers ajoutèrent comment, se relevant en tirant sur les manches pour projeter les avirons en avant, ils s’étaient figés, pelles en l’air, devant l’air surpris de leurs camarades qui tous scrutaient derrière eux. Ils les imitèrent.
Dépourvu de propulsion, le canot ne tarda pas à s’immobiliser, si l’on peut dire, alors qu’il roulait et tanguait, agité par les flots, dans lesquels l’aussière finit par sombrer. Lorsque la proue du Selkie fowk était apparue sans être suivie de la totalité du navire, l’idée, pas aussi saugrenue qu’elle peut sembler l’être, de l’extraire d’où il était leur vint à l’esprit. Ils se remirent donc à souquer. Et voilà !
Chacun avait repris son poste lorsque Mhic-Labhruinn revint, l’air affligé.
« Chandra, je suis désolé, mais j’ai perdu tout espoir de vous débarquer aux environs d’Erestia avant le mariage du despote. Nous nous trouvons à cinquante degrés à l’est d’Alexandia et à plus de douze au sud de la pointe sud de Shay. De plus, je ne comprends pas comment nous sommes arrivés là. Mais, le continent devant nous est probablement le gebærdstán gehealdendgeorn, celui d’où sont venus ces maudits Angles. Nos priorités sont l’eau potable et la nourriture. Nous allons donc, même si cela nous éloigne de chez nous, continuer vers l’est et tenter notre chance au nord du cap. »
Moins d’une heure plus tard, nous approchions d’un port situé dans l’estuaire d’un fleuve. Le capitaine avait fait hisser le pavillon shannonnais.
Une dizaine de navires marchands étaient amarrés à quai. De types variés, leurs équipages échangeaient en différents idiomes, mais aucun ne ressemblait à l’angle. Chandra prêtait l’oreille, un large sourire illumina son visage et il dit :
« Sur l'appontement, on parle tamoul, et sur deux vaisseaux aussi !
— C’est quoi le tamoul ? demanda Mhic-Labhruinn.
— C’est la langue de Vasikari !
— Qui est Vasikari ?
— C’est la femme que j’aime, celle pour qui je m’inquiète.
— Alors, vous savez où nous sommes ?
— Oui !
— Et où sommes-nous ?
— Au Cōḻa nāṭu 18 !
— Mais c’est où ça ? gronda le capitaine en faisant de grands gestes.
— Dans mon monde ! »
Le soleil était encore haut, l’après-midi précédant la troisième nuit d’aedrini, lorsque le cri de la vigie retentit : « Raminia ! »
Pardon ?
Tu as parfaitement raison ! Il y a si longtemps que je ne suis pas venu faire un tour dans ta tête. J’oubliais de te narrer les bouleversements qui se sont produits depuis notre arrivée au Cōḻa nāṭu. Voici ce qui s’est passé depuis que nous étions entrés dans le port où Chandra avait entendu parler tamoul :
À peine le Selkie fowk eut-il accosté, Chandra nous laissa, le capitaine et moi, sur la dunette, et bondit sur le quai. Il accrocha au passage un portefaix qui descendait d’un navire et l’entraîna aussitôt dans une discussion prolongée.
« C’est merveilleux, nous sommes bien dans mon monde ! » déclara-t-il avec enthousiasme, en remontant à bord.
— Votre monde ? Qu’est-ce que ça veut dire ça ? s’exclama le capitaine.
— Oublie sa question ! Ne donne que des informations factuelles et pratiques, lui enjoignis-je.
— Nous sommes à Cōḻakulavallip paṭṭiṉam 19, un port situé à onze yojana 20 de Thanjavur, la ville où réside Vasikari. Je vais immédiatement me rendre auprès d’elle, car je suis inquiet pour sa santé. Avec Chaitali…
— Quoi ? Vous voulez nous abandonner ici alors que vous, seul, parlez la langue de ces lieux ? s’insurgea Mhic-Labhruinn.
— Je serai de retour demain soir au plus tard. Avec Chaitali, disais-je, je peux y être en moins de quatre heures. La nuit sera tombée quand j’arriverai, mais des pūjārikaḷ seront occupés à réciter des Mantiram. Dans un temple, on peut venir prier jour et nuit.
— Je ne comprends rien à ce que vous me racontez, j’ai besoin de vous ici, l’interrompit de nouveau le capitaine.
— Ne vous inquiétez pas, je serai là demain sans faute. En attendant, notez quelques mots utiles pour l’avitaillement… »
Je t’épargne sa longue énumération : elle se terminait par putiya nīr et naṉṟi, eau douce et merci. — Ne me remercie pas !
« Je suppose que pour payer, comme dans tous les ports, peu importe la monnaie si elle est en or.
— Évidemment, ici, on l’appelle taṅkam. »
Sur ces mots, Chandra sortit de sa bourse trois diamants d’un demi-carat qu’il remit à Mhic-Labhruinn en lui disant :
« Vendez-en une, pas à moins de dix fois son poids en or. Cette somme devrait suffire à acquérir les denrées requises pour reprendre la mer. J’allais oublier, vos négociations se dérouleront plus favorablement si vous saluez chaque interlocuteur de cette façon, précisa Chandra en effectuant un namasté et en prononçant : Vaṇakkam.
— Naṉṟi, mais c’est trop, je ne peux accepter.
— Parfait, je vois que vous avez compris. Quant aux pierres, si vous y tenez, vous me rendrez le reste demain. »
Alors que Chandra harnachait Chaitali, je m’apprêtais à lui proposer de l’accompagner. Mais une pensée étrangère s’imposa :
NON, TU NE L’ACCOMPAGNES PAS ! Sa mission est terminée, il l’a amplement satisfaite. Demain, dès l’aube, toi et ceux de ton monde reprendrez la mer pour rentrer chez vous.
Avant que je n’aie pu objecter, Śiva reprit :
NON, NE DISCUTE PAS ! Les autres membres de la Trimūrti sont de mon avis : nous avons exaucé la supplique qu’un intermédiaire nous a soumise de ta part. Chandra est des nôtres ! Il reste ici ! Toi, tu retournes dans ton monde !
Sa présence cessa, comme s’il me claquait la porte au nez.
Tu te rends compte ? Il me met dehors comme si j’étais un humain. Pas un mot de plus, pas un regard. Voilà comment il m’a notifié une OQMP.
Il me fallut tripatouiller la mémoire du capitaine pour que nous obéissions à une injonction dont il ne savait rien. Je retouchai donc le souvenir de sa conversation, à grands traits de plume :
En biffant l’inquiétude de Chandra pour la santé de Vasikari, dans sa décision de se rendre à Thanjavur.
En substituant à sa promesse de revenir le lendemain :
— Je rentre chez moi. Ne vous inquiétez pas, comme je ne serai plus sur votre navire, les forces qui vous déroutaient vous mèneront dès demain aux côtes de Shannon. »
Puis, au moment où le capitaine le remercia pour les gemmes :
« Les mésaventures et déroutements dont je suis la cause méritent bien ce dédommagement. S’il vous plaît, prenez soin des loups. »
Quelques mots en plus et en moins, c’est tout.
Comment ?
Ah oui, j’ai utilisé ce que j’ai trouvé dans ta mémoire pour rendre ça plus parlant. OQMP, c’est une déclinaison de votre OQTF : “Obligation de Quitter le Monde Parallèle”.
Mhic-Labhruinn négocia habilement, ne dépensant que la moitié de l’or obtenu grâce à la vente de la moins belle des pierres. L’agacement provoqué par le départ de Chandra laissa place à la satisfaction du bénéfice qu’il en retirerait. Je lus néanmoins ce qui trottait sous son crâne : « Si tout se termine bien. »
Ah, ces marins… toujours à guetter mutinerie ou tempêtes. Ils ne sont jamais les vrais maîtres du jeu.
Ce matin, le Selkie fowk appareilla et mit le cap au sud. Le capitaine jugea devoir suivre, en sens inverse, la route qui nous avait conduits au “monde du seigneur Chandra”.
Je doutais de l’utilité de cette route, la Trimūrti ayant hâte que nous débarrassions le plancher. Nous allions bientôt traverser un “mirage”, ce qui se produisit dès que le brick-goélette fut hors de vue de la côte.
Au cri de la vigie, j’appris que Śiva avait exaucé mon souhait d’arriver au large de Raminia. Sans Chandra, je n’avais plus rien à faire à Erestia.
Je viens de découvrir l’hilarité. Figure-toi que j’étais dans la tête de l’un de tes congénères quand il apprit la stupéfaction de chercheurs devant le comportement « vraiment intelligent, vraiment incroyable et sophistiqué d’une louve ». Puis d’un loup. Stupéfaction, n’en croyait pas ses yeux, épaté, surprise, ébahissements et autres manifestations d’incrédulité devant une évidence. Cela m’aurait fait hurler de rire… si j’avais eu les organes adéquats.
Mais revenons à la chronologie approximative des événements, faits et agissements dont j’ai eu connaissance.
Dès le matin suivant cette triste huitième nuit d’aedrini, la soubrette quitta le château pour se rendre chez une “sorcière” — dont celles qui connaissaient les talents de guérisseuse ne soufflaient le nom qu’à des femmes sûres. Elle lui fit part de ses inquiétudes. La ban-draoidh lui répondit qu’il était surprenant qu’elle ait perçu des mouvements de l’enfant à ce stade de la grossesse : ces mouvements étaient plutôt des réactions incontrôlées du corps au mal-être de sa maîtresse, lui expliqua-t-elle.
Sa catalepsie actuelle l’inquiétait davantage. Elle lui demanda de revenir le lendemain : elle devait aller cueillir certaines herbes pour préparer une potion. À l’approche de la neuvième nuit d’aedrini, comme elle en avait pris l’habitude, la chambrière installa Aubierge auprès de la fenêtre ; elle était baignée par une lune gibbeuse, presque pleine.
Elle s’assit près de sa maîtresse et lui conta Aislingiu Óenguso Maicc in Dagdai21.
Ce qui aurait pu lui coûter la vie. Elle pensait que, seule avec Aubierge, elle pouvait en toute sécurité narrer une légende païenne.
Ce n’est pas parce qu’un indiscret t’a révélé l’existence des beornas wiðinnan þá weallas que ce n’est pas le secret le mieux gardé de Shannon.
Non, ce n’est pas moi. Moi je me suis contenté de t’informer que celui chargé d’épier ce qui se passait et se disait dans la chambre de Aubierge avait été relevé de cette fonction — et non remplacé. Mais c’est “l’autre” qui t’a appris la création et le rôle de cette unité.
Toujours est-il que si celui qui espionnait la chambre n’avait été affecté ailleurs, elle eût succombé dès le lendemain.
Mais revenons au dieu de la jeunesse, de l’amour et de l’inspiration poétique.
Oui, tu as une excellente mémoire : c’est bien l’Aengus à qui Scáthach a comparé Chandra. Mais An t-Eilean Sgitheanach n’est pas Shay : non seulement son nom diffère, mais tes congénères étant ce qu’ils sont, les différents peuples content des récits distincts.
Là-bas il possède une harpe d’or dont la musique rend jeunes gens et jeunes filles amoureux.
Ici, il est toujours accompagné de quatre oiseaux. Ses baisers se transforment en oiseaux qui sifflent des chants d’amour qui rendent jeunes gens et jeunes filles amoureux.
Óengus l’inspira-t-il ? Mais elle récita aussi bien que possible, dans la langue de sa maîtresse, un récit oral en ceilteach.
Une nuit, Óengus dormait quand il aperçut une jeune fille sur son lit, et c'était la plus belle fille de Shay.
Óengus voulut lui prendre la main pour la faire entrer dans son lit quand il vit quelque chose : elle s'éloigna de lui en boudant, et il n'arrivait pas à comprendre où elle était passée.
Il resta là jusqu'au lendemain matin, et il était inconsolable.
L’image qu'il avait vue, sans lui poser la moindre question, le hantait.
Aucun aliment n'entra dans sa bouche.
Il resta là jusqu'à la tombée de la nuit, quand il la vit tenant à la main le plus doux des tambourins.
Elle joua de la musique pour lui afin qu’il s'endorme, bercé par les notes.
Il resta là jusqu'au matin et, le lendemain, il n'avait pourtant pas mangé.
Elle le tint ainsi sous son emprise une année entière.
Si bien qu’il dépérit.
Il n'en parla à personne.
Il était esclave.
Et personne ne savait ce qui n'allait pas chez lui.
Et personne ne pouvait dire ce qu'il y avait là-dessus.
Les médecins de Shay se réunirent.
Et ils ne savaient pas ce dont il souffrait.
Ils allèrent voir Fingen 22, le médecin de Conchobuir.
Il vint le trouver.
Il savait, rien qu'à l'expression du visage d'une personne, de quelle maladie elle souffrait.
Et il savait, à la fumée qui s'échappait d'une maison, combien de malades s'y trouvaient.
Il lui parla en privé.
« Ah, votre cas n'est pas des plus brillants, dit Fingen, tomber amoureux de quelqu'un qui est absent.
— Vous avez cerné mon mal-être, dit Óengus.
— Vous traversez une période difficile et vous n'avez osé le dire à personne, dit Fingen.
— C'est bien vrai, dit Óengus. Une belle jeune fille est venue à moi, avec la plus belle apparence de Shay et un visage distingué. Elle tenait un tambourin à la main et jouait pour moi tous les soirs.
— Peu importe, dit Fingen, vous l'avez choisie pour vous unir à elle. Et qu'on envoie quelqu'un de votre part auprès de Boann 23, auprès de votre mère, et elle viendra vous parler. »
Ils allèrent la trouver, et Boann arriva alors.
« Je m'occupe de cet homme, dit Fingen, qu’une maladie grave a frappé. »
Ils racontèrent leur histoire à Boann.
« Que sa mère s'occupe de lui, dit Fingen. Il est atteint d’une maladie grave. Parcourez tout Shay pour voir si vous pouvez retrouver une jeune fille de l’apparence de celle que votre fils a vue. »
Elle fit cela jusqu'à la fin de l'année.
On ne trouva personne qui lui ressemblât.
Après cela, Fingen fut de nouveau appelé.
« On n’y a trouvé aucun secours », dit Boann.
Fingen répondit : « Qu'on envoie quelqu'un au Dagdae 24 pour qu'il vienne parler à son fils. »
Ils allèrent trouver le Dagdae, et il vint.
« Pourquoi m'a-t-on appelé ?
— Pour conseiller votre fils, dit Boann. Votre aide lui sera plus précieuse. Ce serait dommage de le perdre. Il est languissant. Il est tombé amoureux d'une créature absente et personne ne l'a secouru.
— À quoi bon lui parler ? demanda le Dagdae. Je n’en sais pas plus que vous.
— Vous en savez plus que tous, dit Fingen, vous êtes le roi des Sidh 25 de Shay. Nous irons donc de votre part chez Bodb 26, roi du Sidh de Shanyl ; la renommée de son savoir résonne dans tout Shay. »
Ils arrivèrent chez Bodb.
Il les accueillit.
« Bienvenue à vous, s'écria Bodb, ô gens du Dagdai !
— C'est pour cela que nous sommes venus.
— Avez-vous des nouvelles ? demanda Bodb.
— Oui : Óengus, fils du Dagdai, est malade depuis deux ans.
— De quoi souffre-t-il ? demanda Bodb.
— Il a vu une jeune fille en rêve. Nous ignorons où se trouve en Shay la jeune fille qu'il a vue et dont il est tombé amoureux. Vous êtes commandé par le Dagdae de rechercher la jeune fille de cette apparence et de cette distinction à travers tout Shay.
— Nous la trouverons, dit Bodb, et donnez-moi un an pour découvrir son histoire. »
Un an plus tard, ils revinrent chez Bodb, à Sidh al Femen.
« J’ai parcouru tout Shay jusqu'à ce que la jeune fille soit retrouvée au Loch Bhéal Dragan, à Crotta Cliach », dit Bodb.
Ils envoyèrent des messagers auprès du Dagdai.
Ils furent bien accueillis.
« Avez-vous des nouvelles ? demanda le Dagdae.
— De bonnes nouvelles ! La jeune fille à l'apparence dont on parlait a été retrouvée. Bodb demande qu’Óengus nous accompagne chez lui pour voir s'il reconnaît la jeune fille. »
Afin qu'il puisse la voir, Óengus fut conduit en char jusqu'à Sidh al Femen.
Un grand festin fut donné en son honneur.
Il fut accueilli chaleureusement.
Le festin dura trois jours et trois nuits.
« Viens maintenant, dit Bodb, pour que tu reconnaisses la jeune fille quand tu la verras. Même si tu la reconnais, je ne pourrai pas te la donner : tu ne peux que la voir. »
Ils arrivèrent ensuite au lac.
Ils y virent cent cinquante jeunes filles adultes, et la jeune fille parmi elles.
Les jeunes filles n'atteignaient que ses épaules.
Une chaîne d'argent reliait chaque paire de jeunes filles.
Elle portait un collier d'argent autour du cou, et une chaîne d'or poli.
Alors Bodb demanda :
« Reconnais-tu cette jeune fille ?
— Je la reconnais, répondit Óengus.
— Je ne peux rien faire de plus pour toi, dit Bodb.
— Peu importe, dit Óengus, c'est bien elle que j'ai vue. Je ne peux pas l'emmener avec moi cette fois-ci. Qui est cette jeune fille, ô Bodb ? demanda Óengus.
— Je le sais, dit Bodb : c’est Caer Ibormeith, fille d'Eathal Anbúail 27, du Sidh Úamain, dans la contrée de Shannon. »
Puis Óengus et les siens retournèrent sur leurs terres.
Bodb l'accompagna, et ils s'entretinrent avec le Dagdae et la Bóinn à Brú na Bóinne 28.
Ils leur racontèrent leur histoire et leur décrivirent son apparence telle qu'ils l'avaient vue.
Ils leur donnèrent son nom, celui de son père et celui de son grand-père.
« Nous regrettons, dit le Dagdae, de ne pouvoir surmonter votre oppression.
— Ce qui serait bon pour vous, ô Dagdai, dit Bodb, c'est d’aller chez Ailill et Medb 29, car la jeune fille est chez eux, dans leur contrée. »
Le Dagdae et le garçon poursuivirent leur chemin jusqu'aux terres de Shannon, et il disposait de soixante chars.
Le roi et la reine les accueillirent.
Ils restèrent une semaine entière et festoyèrent sans relâche.
« Qu'est-ce qui vous amène ici ? demanda le roi.
— Vous avez une jeune fille sur vos terres, dit le Dagdae, et mon fils en est tombé amoureux, et il en est tombé malade. Je suis venu vous voir pour savoir si vous la donnerez à mon fils.
— Qui est-elle ? demanda Ailill.
— La fille d’Eathal Anbúail.
— Cela ne dépend pas de nous, dirent Ailill et Medb ; sinon, elle lui serait donnée.
— Il vaut mieux que vous appeliez le roi du Sidh », dit le Dagdae.
L’intendant d’Ailill se rendit auprès de lui.
« Ailill et Medb vous demandent d’aller leur parler.
— Je n’irai pas, dit-il ; je ne donnerai pas ma fille au fils du Dagdai. »
On rapporta cela à Ailill.
« Il ne veut pas venir, car il sait pourquoi on l'a appelé.
— Peu importe, dit Ailill, il viendra, et on apportera avec lui les têtes de ses guerriers. »
Après cela, la maisonnée d’Ailill et le peuple du Dagdai se levèrent et marchèrent sur le Sidh.
Ils envahirent tout le Sidh.
Ils en ramenèrent soixante têtes et emmenèrent le roi prisonnier à Crúachain.
Alors Ailill dit à Eathal Anbúail :
« Donne ta fille au fils du Dagdai.
— Je ne peux pas, répondit-il : elle a plus de pouvoir que moi.
— Quel est donc son grand pouvoir ? demanda Ailill.
— Ce n'est pas difficile à dire : elle prend la forme d'un oiseau tous les deux ans, et l'année suivante, forme humaine.
— Quelle année prend-elle la forme d'un oiseau ? demanda Ailill.
— Ce n'est pas à moi d'en décider, dit son père.
— Ta tête, dit Ailill, si tu ne nous le dis pas.
— Je ne le garderai plus secret, dit-il ; je le dirai, puisqu'il est clair que vous souhaitez la capturer. À Samhain prochain, elle prendra la forme d'un oiseau au Loch Bhéal Dragan ; on y verra certains oiseaux en sa compagnie, et cent cinquante cygnes l'entoureront, et j'ai préparé quelque chose de spécial pour eux.
— Cela m'importe peu alors, dit le Dagdae, car puisque tu connais sa nature, tu peux l'amener. »
Après cela, une amitié se noua entre eux — Ailill, Eathal et le Dagdae — et Eathal fut libéré.
Le Dagdae les laissa sains et saufs.
Le Dagdae retourna chez lui et raconta l’histoire à son fils.
« À Samhain prochain, va au Loch Bhéal Dragan et appelle-la depuis la berge. »
Le Macc Óc se rendit au Loch Bél Dracon.
Il vit cent cinquante oiseaux blancs sur le lac, avec des chaînes d'argent et des boucles d'or autour de la tête.
Óengus était sous forme humaine sur la rive du lac.
Il appela la jeune fille.
« Viens me parler, ô Caer.
— Qui m'appelle ? demanda Caer.
— Óengus t'appelle.
— J’irai si vous me garantissez sur votre honneur que je pourrai revenir au lac.
— J’accepte votre requête », dit-il.
Il alla vers elle et posa les mains sur elle.
Ils dormirent sous la forme de deux cygnes et firent trois fois le tour du lac, afin qu’il n’y ait pas de perte d’honneur pour lui.
Ils s’en allèrent sous la forme de deux oiseaux d'or jusqu'à Brú na Bóinne et chantèrent une composition musicale qui endormit les gens ; et ils dormirent pendant trois jours et trois nuits.
Après cela, la jeune fille resta avec lui.
L’âme de Aubierge avait déambulé dans les limbes une éternité, ou le bref instant d’un battement de cils. La notion de durée n’y a pas de sens. Dans ce monde gris, désert, où règnent monotonie et immobilité.
Le silence n’y était troublé que par un « dum-dum… dum-dum… dum-dum… », auquel se mêlait un « pup-pup-pup… pup-pup-pup… ».
Il y avait… un moment qu’elle ne les entendait plus.
Ici, elle ne souffrait plus.
Elle n’était plus inquiète ni malheureuse.
Son âme était aussi vide que l’étaient ses yeux dans le corps qu’elle avait déserté.
Elle était assise, immobile, sur des galets gris — qu’elle ne sentait pas.
Face à une étendue d’eau grise — qu’elle ne voyait pas.
Et là-bas, au loin, à l’endroit où le ciel gris rejoignait l’onde…
Elle ne vit pas davantage la vague naître.
La vague avançait.
Elle grossit, barrant l’horizon.
Elle approchait, elle touchait toujours le ciel.
Elle était si haute que toute autre créature aurait fui depuis longtemps.
Elle était immense.
Elle se précipita vers le rivage à la vitesse d’un tsunami.
Aubierge fut heurtée de plein fouet, submergée, emportée, ballottée comme un fétu par une gigantesque vague d’amour.

***
Notes :
1) Non, je ne peux pas, expression consacrée ou pas, non, je ne serai jamais le serviteur de qui que ce soit.
2) C’est moi, qu’il appelle ainsi.
3) Un tel amour mérite une majuscule.
4) Toi et moi savons qu’il n’en est rien, mais comment une humaine pourrait-elle imaginer autre chose ? Tout le monde n’a pas, comme toi, la chance que je lui révèle la vérité.
5) Selkie fowk ➢ créature mythologique écossaise qui peut changer de forme entre phoque et femme.
6) Deamhna Aerig ➢ Démons de l’air (gaélique irlandais). Créatures surnaturelles appartenant à la famille des Áes Síde (les fées).
7) Njǫrðr : Un Vanr, le dieu du vent, surtout des vents marins. Les divinités nordiques appartenaient à trois groupes de natures différentes :
  Æsir ➢ Ases : divinités associées ou apparentées à Óðinn.
  Vanir ➢ vanes : Njǫrðr, son fils Freyr et sa fille Freyja.
  Dísir ➢ Dises : divinités féminines associées à la mort et à la déchéance.
8) Kari : Jötunn, dieu du vent. Fils de Fornjótr dont les deux autres fils, Ægir et Loɣe (Logi) sont respectivement les dieux de la mer et du feu.
9) Vāyu वायु  : Dev देव de l’Air, du Vent et du Souffle de vie. Il est le Vent personnifié.
10) Rudra रुद्र ➢ « Tourmenteur », ou « Furieux ». Le sauvage chef des souffles. Divinité terrible. Prototype védique de Śiva.
11) Une pinte = 0,9305 litre.
12) La fille de Bhediya. cf. Le conteur “… une louvarde, alors âgée d’un an – avait un pelage aussi blanc que celui de son père est noir.”
13) Rappel de notre adresse : troisième planète du système solaire, situé dans le bras d’Orion, de la galaxie Voie lactée, qui appartient à un groupe local de l’amas de la Vierge, dans le superamas de la Vierge, inclus dans le superamas Laniakea.
14) Ne pas confondre avec les hologrammes de Mélenchon (par exemple 😉), les avatāroṃ, qu’ils soient des humains ou des animaux, sont totalement autonomes.
15) Sur un brick-goélette :
   Brigantine ➢ Grand voile aurique du grand-mât (arrière).
   Flèche en cul ➢ Hunier aurique du grand-mât (arrière).
   Phare carré ➢ empilement de trois à cinq étages de voiles carrées, sur le mât de misaine (avant).
16) Tire-vieille ➢ filin, corde à l’extérieur d’un bâtiment et dont on se sert pour monter à bord. À ton époque : tire-veille.
17) Mille nautique ➢ 1852 mètres.
18) Cōḻa nāṭu ➢ சோழ நாடு ➢ Chola nadu ➢ Pays Chola : situé dans l’actuel Tamil Nadu, il était à l’empire du même nom ce que Rome fut au sien.
19) Cōḻakulavallip paṭṭiṉam ➢ சோழகுலவல்லிப் பட்டினம் ➢ Cholakulavallip Pattinam.
Ville célèbre sous les Cholas médiévaux (IXᵉ-XIIᵉ siècle), port important pour le commerce et les expéditions navales vers l’est. Ancien nom de Nagapattinam.
20) Yojana : Ancienne unité de distance indienne. Sa valeur varie selon les sources :
  • Sūryasiddhānta (traité d’astronomie ancien, attribué au sage Māmuṉi Māyācuraṉ) : 1 yojana ≈ 8 km
  • Āryabhaṭīya d’Āryabhaṭa Ier (476-550) : 1 yojana ≈ 8 miles
  • Parmeshwar (XIVᵉ siècle) : 1 yojana ≈ 13 miles
  • Bhāskarācārya (~1150) : diamètre de la Terre = 1581 yojanas ≈ 8 km
Pour ce récit, j'ai retenu : 1 yojana ≈ 8 km.
Bonus :
Ayant citer Bhāskarācārya, je ne peux résister au plaisir de vous soumettre cet exercice tiré du Līlāvatī (nom de sa fille) premier tome de son traité de mathématiques et d’astronomie Siddhāntaśiromaṇiḥ.
Pendant qu'ils faisaient l'amour, un collier se brisa.
Un rang de perles s'égara.
Un sixième tomba à terre.
Un cinquième sur le lit.
La jeune femme en sauva un tiers.
Un dixième fut récupéré par son amant.
S'il restait six perles sur le fil, combien y avait-il de perles en tout ?
21) Aislingiu Óenguso Maicc in Dagdai : récit traditionnel gaélique.
Dans ton monde, sa forme comme sa portée varient selon les versions, mais il appartient toujours au cycle mythologique irlandais.
22) Fingen ➢ druide et médecin attitré du roi Conchobuir. Son nom signifie « blanc-né ». Dans le récit de la mort de Conchobuir, c’est lui qui soigne le roi, atteint d’un projectile de fronde — confectionné avec la cervelle de Mheis Gheára. Ne pouvant le retirer sans provoquer la mort, il le maintient en cousant un fil d’or.
23) Boann (Vache blanche — Bó-Fhinn) ➢ déesse de la lignée des Tuatha Dé Danann. Connue pour avoir créé la rivière Boyne. Épouse d’Elcmar, frère du Dagdai, dont elle devient la maîtresse. Le Dagdae arrêta le soleil pendant neuf mois pour dissimuler l’adultère : Óengus fut conçu, porté et né en une seule journée.
24) Dagda (Dieu Bon — Dag Da) ➢ dieu majeur des Tuatha Dé Danann, juste après Lug. Génitif : Dagdai. Nominatif / datif : Dagdae.
25) Sidh ➢ mot de lieu, d’histoire et de passage vers l’Autre Monde. À l’origine : tumulus, tombeaux à couloir, forts circulaires (raths).
26) Bodb ➢ ici Bodb Derg (« corbeau rouge »), fils du Dagdai, son successeur comme roi des Tuatha Dé Danann. À ne pas confondre avec la déesse Bodb, l’une des trois Mór-Ríoghain (Morrígan).
27) Eathal Anbúail ➢ dans ton monde, roi du Sidh Uamain dans le Connaught.
28) Brú na Bóinne ➢ lieu de résidence du Dagdai. Dans ton monde, ensemble majeur de sites mégalithiques du Néolithique (Dowth, Newgrange, Knowth, Fourknocks, Tara).
29) Ailill mac Máta ➢ dans ton monde, roi du Connaught ; Medb, son épouse.

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